« Starman » de Reinhard Kleist : Bowie en deux temps essentiels…

Sous le titre trompeusement glam de Starman – Quand Ziggy éclipsa Bowie, Casterman publie en réalité le diptyque que Reinhard Kleist consacrait à David Bowie : l’ascension scintillante de Ziggy et la reconstruction fébrile de Berlin. Pas tout à fait le chef-d’œuvre annoncé, mais une bio dessinée bouleversante, indispensable à quiconque que continue de hanter la musique de Bowie.

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© 2025 Kleist / Casterman

Depuis sa sortie en septembre de cette année, Starman, le livre sur Bowie créé par Reinhard Kleist (dont on aura déjà lu le Johnny Cash et le Nick Cave, au moins), n’arrête pas de recevoir des éloges, pour la plupart dithyrambiques. Tant mieux, certes, mais on ne s’interdira pas de trouver ça exagéré. Et le fan de Bowie de la première heure, tout comme le lecteur de BD que je suis depuis mes 7 ans (et sans doute jusqu’à mes 77), a eu envie de remettre les choses à leur juste place. De manière à ce que ceux qui investissent 28 euros dans ce pavé de 344 pages ne le fassent pas avec des attentes démesurées. Parce que, oui, tout amoureux de Bowie devrait avoir ce livre dans sa bibliothèque, il n’y a aucun doute là-dessus. Car, même s’il ne faut pas prendre au mot tous ceux qui délirent sur Starman, que ses défauts sont nombreux, il reste une lecture aussi passionnante que touchante.

StarmanIl faut d’abord pointer un petit tour éditorial peut-être malin, mais également discutable, de la part de Casterman. Car ce que nous tenons entre les mains, en France, ce n’est pas un, mais deux livres de Kleist, publiés séparément ailleurs (au moins en Allemagne et au Royaume-Uni) : il y a d’abord Starman, qui date de 2021, qui suit la montée en puissance de David Jones jusqu’à la création, le triomphe et l’exécution de sa persona de Ziggy Stardust dans les années 72–73 ; le second est Low (2024), qui raconte la fuite de Los Angeles, du fait d’un délabrement physique et mental, du Thin White Duke, son déménagement à Berlin-Ouest en compagnie d’Iggy, les nuits berlinoises qui permettront à Bowie de devenir enfin l’artiste qu’il voulait être, tout en préservant son équilibre. Autrement dit, Casterman a fait le choix de fondre ce diptyque en un seul volume. Et ce n’est pas anodin.

On peut trouver que c’est une bonne idée éditoriale, ou tout au moins commerciale, qui permet au travail de Kleist de respecter les codes bien établis du biopic : on retrouve la trajectoire habituelle, et terriblement morale, « ascension – implosion – reconstruction ». On passe de « quand Ziggy éclipsa Bowie » à « comment Bowie a fini par se débarrasser de Ziggy et de tous ses autres masques ». Un stéréotype, oui, mais qui, dans le cas de Bowie, n’est pas mensonger et ne manque pas de profondeur. Le problème, c’est que la critique s’est presque exclusivement concentrée sur Starman, la partie flamboyante, glam, avec ses couleurs pétantes et ses explosions graphiques. Et s’est peu épanchée sur Low – la partie que l’on peut trouver la moins convenue, la plus originale, et surtout émotionnellement la plus touchante. Une focalisation excessive entretenue par Casterman avec le titre et la couverture de l’ouvrage. Preuve que, contrairement à ce que Bowie espérait, et à ce que Kleist espère raconter, Ziggy a bel et bien survécu dans l’imaginaire collectif.

Dans la première moitié du volume, Kleist déroule l’enfance de David Jones, les difficultés familiales, les frustrations, les influences, les essais ratés, les premiers groupes, les changements de look, la rencontre avec Visconti, puis avec Mick Ronson, et DeFries. Oui, on coche un certain nombre de cases du biopic qui se respecte. Mais cela ne manque pas d’intérêt : Kleist insiste – sans lourdeur – sur l’un des angles morts de la vie de Bowie, son frère Terry et sa schizophrénie, qui inspirera et terrorisera aussi l’artiste tout au long de sa vie. Ce flashback couleur sépia est inscrit par fragments au sein de l’épopée colorée de la courte existence de Ziggy : un récit éclaté, plus risqué. La mise en page est déréglée, les couleurs explosent, les planches ressemblent à ces posters glam qui pouvaient décorer en 1972 les murs d’une chambre d’ado. Kleist ne se contente pas d’illustrer l’histoire, la musique, la discographie. Il transforme l’hystérie des concerts en flashes de science-fiction, la splendeur des chansons en hallucinations. Il réussit parfaitement à figurer ce que le sous-titre français du livre, « Quand Ziggy éclipsa Bowie », explicite : il représente ce glissement, cette perte de contrôle, cette joie pure qui tourne rapidement – en quelques mois – à une véritable angoisse existentielle. Après, on peut aussi trouver – c’est mon cas – que tout cela est d’une laideur rare. J’ai du mal à comprendre la célébration critique unanime de ces couleurs criardes et de ces traits déformés, tellement éloignés de ce qu’était la fantaisie subversive du rock à cette époque.

Mais le plus intéressant reste heureusement à venir, n’en déplaise à l’éditeur et surtout aux critiques littéraires qui ne connaissent, pour la plupart, rien à Bowie : changement de décor, changement de climat, changement de palette graphique. Les aplats stridents de la période Ziggy font place à des bleus, des gris, des bruns, des intérieurs un peu tristes, des rues humides. Le Berlin des années 70 est dessiné comme une ville fatiguée, pleine de ruines et de néons, à la fois dangereuse et protectrice : la ville est ici un personnage à part entière. Bowie et Iggy traînent dans les clubs, les cabarets queer, mais aussi dans les rues, les parcs, menant une vie presque ordinaire. Bowie et Eno expérimentent en studio, bricolent en cherchant un nouveau langage pour cette ville fragmentée. Fripp et Visconti sont là, participant à la création du seul véritable album berlinois de la trilogie mal nommée : Heroes. Tout cela est moins spectaculaire, mais plus humain, plus complexe, plus attachant. Bowie a trente ans, s’est débarrassé de DeFries, rencontre Coco qui fera un travail irremplaçable de protectrice, rompt avec Angela. Les démons sont toujours là, jamais très loin.

La conclusion, longue, muette, abstraite, est très belle, et montre le rapport particulier de Kleist à son sujet, le fait que Bowie a compté dans la vie de l’auteur – comme il a compté dans la nôtre, profondément. Ce qui est beau, et particulièrement dans la partie Low, c’est qu’il refuse de figer Bowie dans une image iconique, confortable.

Évidemment, ceux qui ne connaissent pas ou peu Bowie seront sans doute perdus dans un livre qui va vite : on aurait ainsi aimé passer plus de temps avec Lou Reed ou John Lennon, figure particulièrement attachante dans les pages où il apparaît. Les références innombrables aux chansons, à leurs paroles, aux albums, à leur imagerie, totalement intégrées dans la narration, passeront au-dessus de la tête du lecteur non averti…

Les puristes, à l’inverse, regretteront peut-être l’aspect affectif du projet, le choix audacieux de Kleist d’imaginer des scènes qui n’ont sans doute jamais eu lieu, mais qui permettent de comprendre en profondeur ce qui s’est joué pour Bowie au cours de sa « période magique » (disons de 72 à 84), où il plana au-dessus du monde du rock, à des hauteurs vertigineuses. De fait, on peut très bien avoir déjà lu dix biographies de Bowie et trouver encore, ici, des images passionnantes, frappantes, qui vont s’ajouter à notre univers mental tournant autour de lui.

Bref, ne croyez pas ce que vous lisez dans la presse généraliste, qui ne connaît rien à l’affaire : Starman n’est pas un chef-d’œuvre de la BD, mais, et c’est déjà énorme, c’est une lecture absolument indispensable pour tout fan de Bowie. Non : pour quiconque s’intéresse réellement à la musique de la dernière partie du XXᵉ siècle.

Eric Debarnot

Starman – Quand Ziggy éclipsa Bowie
Dessin et scénario de Reinhard Kleist
Couleurs de Thomas Gilke et Reinhard Kleist
Traduction de l’allemand : Paul Derouet
Editeur : Casterman
344 pages – 28 €
Date de parution : 24 septembre 2025

Starman – Quand Ziggy éclipsa Bowie – extrait :

Starman extrait
© 2025 Kleist / Casterman

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