Dans ce film de facture très classique, Jérôme Bonnell nous plonge dans le monde de la grande bourgeoisie au début du XXe siècle. Un mari infidèle et manipulateur, une épouse qui se refuse, une petite bonne qui se soumet. Bientôt un bébé, qui viendra bouleverser l’équilibre fragile de la maisonnée. Et, dans un huis clos étouffant, des femmes qui réussiront à trouver leur liberté.

Une imposante demeure provinciale dans les premières années du XXe siècle. André de Boisvaillant, notaire, y vit entouré de sa mère, de sa femme Victoire, et des deux bonnes, Huguette et Céleste. C’est dans le huis clos de cette maison bourgeoise qu’un drame intime viendra révéler les vérités dissimulées derrière les apparences d’une existence soigneusement policée… Du roman de Léonor de Recondo, Amours, Jérôme Bonnell – dont c’est le premier film d’époque – a tiré La Condition ; une oeuvre de facture très classique qui mêle douceur et cruauté dans un clair-obscur pictural et montre comment la dure condition des femmes vient créer entre elles un lien faisant fi de leur condition sociale.
Une femme que l’on habille, que l’on corsette, qui demande à être serrée encore et encore car elle aime, dit-elle, être maintenue – et ce jusqu’à l’évanouissement. Tout un symbole. Victoire (Louise Chevillotte) a fait un mariage sans amour et si elle semble jusqu’à présent s’accommoder de la prison dorée qui est la sienne, elle multiplie les prétextes pour ne pas ouvrir son lit à son mari. Un héritier serait pourtant le bienvenu… Mais la nuit, dans l’obscurité de longs couloirs traversés à la lueur d’une bougie, l’époux rejeté part à la recherche de la petite Céleste (Galatea Bellugi) pour exercer sur elle son double pouvoir de mâle et de patron. Un bébé et un « arrangement » plus tard, les apparences sont sauves et chacun, dans ce petit monde de grands bourgeois devrait y trouver son compte. N’est-ce pas l’essentiel ? Pourtant, autour de ce petit Félix à peine né, se nouera un lien inattendu entre Victoire et Céleste. D’abord rivales, elles deviendront complices, unies dans un amour partagé pour cet enfant, puis s’engageront peu à peu dans une relation tendre et secrète dont André se trouvera exclu. Mais cet apparent équilibre vacillera quand il voudra revenir sur la « condition » qu’a posée Victoire pour accepter l' »arrangement ».
Des femmes fragiles qui trouvent dans ce qu’on appelle à présent la « sororité » la force de résister au pouvoir de l’homme de la maison : cette histoire ancrée dans son époque – 1908 – trouve des échos très contemporains sans que l’on puisse parler – ce serait bien réducteur – de film féministe. Dans cette grande maison pleine de portes, de recoins, d’escaliers, où chacun tente d’échapper au regard des autres, où l’on vit dans la pénombre des mensonges et des non-dits, c’est une femme qui, dans l’ombre, semble tenir les rênes : presque grabataire mais méchamment lucide, la mère d’André porte un jugement silencieux sur les faits et gestes de chacun. Muette, tenue à l’écart mais extraordinairement présente, l’aïeule (Emmanuelle Devos, terrifiante)) est au coeur du récit, une des clés sans doute de la toxicité de son fils. Homme que l’on qualifierait aujourd’hui de « pervers narcissique », André porte en lui une violence née de son incapacité à remplir le rôle que la société lui a assigné, mais aussi de son interrogation sur ses origines. Imbu de sa personne, manipulateur, il alterne accès d’autorité brutale et excuses, aveux de faiblesse, plaintes et déclarations suaves. Un personnage complexe, magnifiquement incarné par Swann Arlaud, dont le réalisateur, sans jamais vouloir l’excuser, s’est attaché à montrer l’humanité.
La Condition est un film dont la tension et la violence n’excluent pas une bienfaisante douceur. Baignée dans la lumière chaude des rendez-vous nocturnes entre Victoire et Céleste, elle se nourrit de l’intimité du lit qu’elles partagent, du chuchotement de leurs confidences, de leurs corps qui se rapprochent. C’est avec infiniment de pudeur et de délicatesse que Jérôme Bonnell montre les progrès de cette relation improbable. Quant au jeu sensible de Louise Chevillotte et Galatea Bellugi, il traduit à merveille le mélange de force et de faiblesse de deux femmes que tout semblait séparer et qui, réunies par un enfant, parviennent à trouver ensemble la voie de l’émancipation.
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Anne Randon
