À l’occasion de sa reprise en version restaurée 4K, retour sur L’échelle de Jacob d’Adrian Lyne, cauchemar existentiel mêlant drame intime, paranoïa et horreur primitive. Et qui restera une pure anomalie dans la carrière de Lyne qui, après cette incursion plus que réussie dans l’étrange, s’en retournera à ses drames gentiment polissons.

Fin des années 90. Adrian Lyne est alors au top du top. Il vient de réaliser, dans la même décennie, trois succès consécutifs (et quoi que l’on pense desdits succès) que la critique n’a cependant pas manqué d’étriller (Lyne a contre lui de venir de la publicité, donc d’être catalogué « bon faiseur » plutôt que « grand cinéaste ») : Flashdance, 9 semaines 1/2 et Liaison fatale. Lyne est enthousiasmé par le scénario de Bruce Joel Rubin, L’échelle de Jacob, mais qu’aucun studio hollywoodien n’a l’air de vouloir produire parce que jugé trop « métaphysique » (alors qu’il est avant tout un film d’angoisse psychologique traversé de quelques éclats d’horreur). C’est finalement le studio indépendant Carolco, studio phare des années 90 (à qui l’on doit, entre autres, Angel heart, The doors, Total recall, Basic instinct ou Terminator 2), qui récupère le script et s’annonce prêt à en financer la production.
D’ailleurs à bien y regarder, L’échelle de Jacob partage de notables similitudes avec Angel heart, sorti trois ans plus tôt : histoire d’un homme menant une enquête qui, in fine, se révèlera être une enquête sur lui-même ; quête d’une conscience tourmentée, entre Terre et Enfer, à la recherche d’une insaisissable vérité avec, en toile de fond, la guerre comme épicentre des traumatismes, et il sera ainsi question, ici, de drogue hallucinogène expérimentale, la BZ (surnommée « ladder« ), que le gouvernement américain testa, durant la guerre du Vietnam, sur des soldats à leur insu. Vétéran de cette guerre-là dont plusieurs souvenirs le taraudent (en particulier ceux autour d’étranges événements qui se déroulèrent au sein de son unité), Jacob Singer est hanté par la mort de son plus jeune fils, Gabriel, et par des visions infernales qui voient le New York des années 80, crasseux et glauque comme jamais, grouillant de démons un rien lovecraftiens (la scène de danse/transe sur le My thang de James Brown, mémorable) et autres créatures terrifiantes (la scène du « plafond » de la fin alternative méritait, d’une façon ou d’une autre, d’être dans le montage final). Démons et créatures qui semblent le poursuivre, attendre de lui quelque chose…
L’intérêt du film n’est pas de découvrir, lors de la dernière séquence, la « condition » de Jacob, en réalité entre la vie et la mort, coincé quelque part au purgatoire (est-il en route pour l’Enfer ou pour le Ciel ?) où errent et s’agitent, tout autour de lui, âmes perdues et entités monstrueuses (la scène de l’hôpital psychiatrique reste LE moment emblématique du film qui marquera nombre de spectateurs et même tout un pan de la culture populaire). Non, puisque ni le scénario ni Lyne ne cherchent à escamoter le pourquoi du comment, le fin mot de l’histoire. Certes, on pourra parler d’éventuel twist final (Angel heart, lui aussi, se terminait par une ultime révélation modifiant l’entière perception du film), mais tout spectateur un tant soit peu attentif aura compris, au bout d’à peine un quart d’heure, de quoi il retourne. Car l’intérêt est bien de savoir quand Jacob lui-même va le découvrir, en prendre conscience et, enfin, pouvoir l’accepter.
Ainsi, réel, hallucinations et passé ne cessent, pendant presque deux heures, de permuter pour former un labyrinthe existentiel dans lequel Jacob (et, de fait, le spectateur) s’égarent constamment, et ce jusqu’à la délivrance, belle et triste à la fois. Et c’est peut-être là le (petit) problème du film : celui de trop louvoyer (voir la partie avec l’avocat et les anciens compagnons d’armes de Jacob, totalement inutile, ou les explications laborieuses autour des tests de la BZ que Lyne ne sait pas trop comment filmer, les reléguant à un quasi monologue au fond d’une impasse). De trop tourner autour du pot quand la narration fait rapidement état du « destin » de Jacob. L’allusion de son chiropracteur à Maître Eckhrat, au deux tiers du film, est d’ailleurs plus que parlante et vient définir, en quelque sorte, tout le programme du film, expliquant à Jacob que la seule chose qui brûle en Enfer est la part de soi qui refuse d’admettre sa mort, et qu’en acceptant son sort, les êtres des Enfers n’apparaîtront plus comme des démons tentant d’arracher cette part, mais comme des anges apaisants.
Vingt minutes en moins donc, et L’échelle de Jacob aurait clairement gagné en force émotionnelle, en davantage d’âpreté (il règne dans le film une atmosphère superbement déliquescente, sombre et poisseuse). Aurait été plus insaisissable, plus mystérieux, et plus marquant encore lors de ses brefs passages horrifiques. Les références religieuses (l’échelle de Jacob est cette échelle reliant le Ciel et la Terre empruntée par les anges de Dieu), picturales et littéraires, sont (archi) nombreuses, saturant le film d’images et de signes comme autant de jalons, de repères dans le tortueux chemin de Jacob vers la lumière. Semi-échec à sa sortie, incompris et mal vendu par Carolco qui ne savait pas quoi faire de cette œuvre qu’il estima peu grand public, L’échelle de Jacob gagnera, sur le tard, ses galons de film culte et de film référence en matière de cauchemar ontologique mêlant drame intime, paranoïa et terreur primitive. Et restera une pure anomalie dans la carrière de Lyne qui, après cette incursion réussie dans l’étrange, s’en retournera à ses drames gentiment polissons.
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Michaël Pigé
