Rue Santa Fé

aff_film.jpgA l’époque c’était une maison bleue dans laquelle avaient trouvé refuge après le coup d’état du 11 Septembre 1973 – qui vit l’assassinat de Salvador Allende et l’accession au pouvoir de Pinochet – Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire) et sa compagne Carmen Castillo.

Avec leurs deux filles, ils y vivent malgré l’instauration d’un régime d’exception autoritaire quelques mois de relatif bonheur. Une maison où l’on ne dormait pas beaucoup, écoutait de la musique, lisait des livres. Où Carmen tapait à  la machine les discours et les idées de Miguel. Cela va durer jusqu’au 5 Octobre 1974, date à  laquelle Miguel est tué lors d’une embuscade et Carmen, blessée et perdant son sang, est transportée à  l’hôpital avant d’être contrainte à  l’exil.
Cette maison qui connut tour à  tour une période d’enchantement – sentiment revendiqué par Carmen Castillo pour qualifier le sien à  l’époque de la rébellion et de l’opposition – et une conclusion tragique – la jeune femme perd alors le bébé qu’elle attendait – était située Rue Santa Fé.
Trente ans après, Carmen revient sur place pour reconstituer l’histoire. La sienne bien sûr pleine de cicatrices mal refermées et de souvenirs douloureux. Et celle de ses ami(e)s de combat et d’exil.

Ce qui frappe d’emblée dans ce très long documentaire – 2h40 qui passent néanmoins sans ennui ni redondance – c’est l’absence d’apitoiement et la lucidité dont fait preuve celle qui est devenue la veuve révolutionnaire par excellence. En rencontrant ses anciens voisins, elle tente d’abord de retracer les événements funestes de la journée. Ainsi elle retrouve l’homme qui appela les secours qui permirent son transport à  l’hôpital dans une séquence d’une dignité et d’une émotion considérables : une femme et son sauveur, handicapé, en proie aux difficultés matérielles, assis sur le bord d’un trottoir juxtaposent leurs souvenirs.
Le projet de Carmen Castillo dépasse largement la cadre de sa vie privée. En interrogeant les anciens membres du MIR, elle rapproche ses théories d’exilée – qui refusa pendant longtemps l’idée même du retour, largement pratiqué depuis 1990 – de la réalité vécue sur place : ceux et celles – les femmes ont ici un rôle de premier plan – restés à  Santiago et ses environs luttèrent pour simplement survivre aux privations, à  la torture, pour continuer à  faire vivre leurs opinions et à  travers eux celles des milliers de disparus dont les corps ne furent jamais retrouvés.

Dans les échanges avec sa famille – ses parents acceptèrent et soutinrent l’adhésion de Carmen et de ses deux frères au MIR avec son lot de drames – elle pointe du doigt les conséquences mêmes d’un engagement qui, quelques décennies après, peut paraître vain et égoîste. Ce que viennent confirmer quelques analyses après coup d’anciens Miristes, mais surtout leurs enfants n’ayant de cesse de leur reprocher leur abandon et leur trahison. Et de son côté, la nouvelle génération de contestataires ne souhaite pas particulièrement s’alourdir du passé de l’ancienne. Juste rendre un hommage à  l’occasion, mais rien de plus.

Avec sa voix éraillée à  la Jeanne Moreau et son charme – Carmen Castillo est une très belle femme – elle nous entraîne à  sa suite pour des rencontres et des retrouvailles qui prennent le risque de s’inscrire dans la durée : elles n’en sont que plus fortes et bouleversantes, comme la confession déchirante d’un vieux couple dont les trois garçons moururent sous les balles des Juntistes.
Fabuleuse leçon d’histoire, mais aussi magnifique leçon de vie que nous délivre une femme qui continue à  se reconstruire et qui offre du coup, à  Miguel Enriquez et à  tous ses frères de combat, un vibrant hommage qui n’élude rien et affronte avec un courage admirable toutes les questions. Rue Santa Fé fait défiler une galerie d’hommes et de femmes exceptionnels qui ont préféré tout sacrifier à  leurs rêves et que le temps passé n’a en rien édulcoré leurs convictions et leurs idéaux.

Patrick Braganti

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Rue Santa Fé (Titre original : Calle Santa Fe)
Film français de Carmen Castillo
Genre : Documentaire
Durée : 2h40
Sortie : 5 Décembre 2007

La bande annonce :