Les Trois singes

affiche_7.jpgA l’instar des belges Dardenne, le turc Nuri Bilge Ceylan est devenu en l’espace de cinq années une des valeurs sûres du festival de Cannes où son dernier film Les Trois singes s’est vu décerner le Prix de la mise en scène. A l’inverse de son compatriote Fatih Akin qui à  travers son oeuvre établit des passerelles entre Allemagne et Turquie, le réalisateur de Uzak situe toujours ses films dans son pays natal, sans pourtant mettre en avant le poids de l’identité culturelle. En clair, ses longs-métrages pourraient être tournés n’importe où dans le monde, leur conférant d’emblée une dimension universelle, même si, plus qu’avec ses opus précédents, Nuri Bilge Ceylan livre aussi ici sa vision de la société turque moderne.

Après avoir réfléchi sur la difficulté des êtres humains à  rester fidèles à  leurs idéaux, à  mettre en harmonie leurs convictions et leurs actes (Uzak en 2004) et avoir disséqué la relation d’un couple jusqu’au délitement et à  l’incommunicabilité (Les Climats en 2007), Nuri Bilge Ceylan continue à  plonger au tréfonds de la nature humaine, de toutes les contradictions qui l’habitent. De la difficulté à  vivre ensemble en même temps que la nécessité inéluctable qui pousse au partage, à  la coexistence. Ainsi, le cinéaste fournit-il peu de clefs à  l’évolution et aux motivations de ses personnages, tout comme il laisse le spectateur reconstituer les étapes successives d’une histoire dont les scènes savamment enchainées travaillent pourtant avec subtilité le décalage temporel.
Ainsi l’attitude soumise de Eyüp, chauffeur qui accepte d’endosser la responsabilité d’un accident de la route commis par son patron, un homme politique en campagne, peut-elle paraître surprenante, mais elle révèle sans ambages les relations de subordination et d’intérêt que peuvent entretenir deux individus, ; Eyüp écopant en toute logique d’une peine de prison à  l’issue de laquelle son patron promet de lui verser un pactole. Un sacrifice avec arrière-pensée qui contient en lui-même la dichotomie de l’homme, mais aussi un acte à  l’origine d’une suite de trahisons, d’humiliations et de mensonges qui vont ébranler la famille de Eyüp, sa femme Hacer et leur fils Ismail.

Une famille sur laquelle plane un drame ancien, juste évoqué, de manière presque onirique, irréelle, mais les fantômes ont-ils besoin de se matérialiser pour être en nous, ? Tout dans le cinéma de Nuri Bilge Ceylan, toujours lent et contemplatif, procède de la juste distance entre la caméra et les personnages, soit filmés en plans rapprochés, soit en plan large sans que ces choix aient à  voir avec l’importance de la scène qui se joue. Toujours plus radical dans son traitement, le réalisateur soigne particulièrement les lieux, la bande-son, les cadres et confronte toujours ses personnages aux éléments (hier la neige, aujourd’hui la pluie et les orages). Par exemple, la maison étroite coincée entre voie ferrée et mer de Eyüp fait penser à  un décor de Bela Tarr, et il y a bien quelque chose de commun avec le cinéaste hongrois, avec une ambition esthétique sans doute moins assumée.

Il n’empêche, : loin d’une Turquie touristique, Les Trois singes ausculte plus que jamais l’âme humaine en tentant d’y trouver une vérité derrière les compromissions, les bassesses et les calculs où on finit par s’apercevoir que chaque exploité peut contenir en lui un futur exploitant. Rien de bien réjouissant et Nuri Bilge Ceylan a bien raison d’abattre sur l’homme à  jamais perdu les foudres du ciel déchaîné. Peut-être nous reste t-il alors à  croire au cinéma, à  sa beauté et à  sa force. Comment un ciel chargé de nuages noirs, le désarroi d’une femme, le regard d’un fils déçu et confondu nous bouleversent et nous bousculent parce que ce cinéma qui provoque le désordre et le malaise pour nous rendre les choses plus éloquentes et plus perceptibles, c’est d’abord le cinéma de la chair et de la souffrance. Celui qui nous donne l’impression le temps d’une séance d’avoir approché quelque chose qu’il faut bien nommer la vie.

Patrick Braganti

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Les Trois singes
Film français, italien, turc de Nuri Bilge Ceylan
Genre : Drame
Durée : 1h49
Sortie : 14 Janvier 2009
Avec Ahmet Rifat Sungar, Yavuz Bingol, Hatice Aslan

La bande-annonce :

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