Midget! – Ferme tes jolis cieux

On peut être ambitieux et accessible, exigeant et lumineux. Claire Vailler et Mocke le prouvent avec ce troisième album de Midget! Une œuvre à la fois foisonnante et minimale, un chef-d’œuvre qui impose son propre rythme.

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Photo © Thomas Jean Henri

« La musique est la seule réalité gouvernant le temps que l’homme puisse percevoir. Elle arrache de notre chair cette flèche du passé-présent-futur implantée à la naissance et que la mort décochera vers les lointains horizons d’un scandaleux anonymat. Lorsqu’un homme compose de la musique, il accomplit un rite de liberté incomparable. La musique est la liberté dans le temps ». Ces mots, ce sont ceux d’Olivier Messiaen, ce compositeur qui considérait que la plus belle des musiques était celle des oiseaux. On pourra gloser longtemps sur ces chroniques stériles au name-dropping bredouille de sens, chercher ici et là des références rassurantes à l’écoute de Ferme tes jolis cieux, le troisième et sublime disque de Claire Vailler et Mocke. On pourra chercher longtemps mais ce sera en vain car ces deux-là n’ont que faire de cela, dérouter et se désaxer semble d’évidence au cœur d’un projet où l’accident est roi.

musique marchandise MIDGET! Ferme tes jolis cieuxIl ne faudra pas ici aller chercher la moindre référence Pop et ce n’est sûrement pas la longue pièce contemplative inaugurale Premier Soleil qui viendra contredire cette impression. Imaginez un instant la rencontre entre un Gavin Bryars à l’ambiguë androgynie et les Miserere d’un Gorecki. On connaissait déjà le goût de Mocke pour amener sa musique à la marge, la déconstruire pour en faire un matériau nouveau. Ce qui provoquera votre premier sentiment d’inconfort, c’est que vous n’avez jusqu’ici jamais entendu une musique comme celle-ci. Construite sur des mouvements, elle sait être à la fois sensuelle, glaçante et émouvante. Il ne faudra pas non plus oublier le travail sur les voix comme sur le frissonnant Sur le premier matin.

A l’écoute de Ferme tes jolis cieux, on a la pleine conscience d’un travail à quatre mains, d’une complicité, d’une reconnaissance de chaque émotion. Midget! ne serait rien sans Claire Vailler, Midget! ne serait rien sans Mocke.

Lentement, on prend conscience que Mocke, au fur et à mesure que les années s’égrènent, que sa discographie s’étoffe que le monsieur semble tendre vers toujours plus de minimalisme mais peut-être aussi d’abstraction. Lui, qui au sein d’Holden, apportait déjà autre chose que la seule cause Pop. Pourtant, ne voyez pas quoique ce soit d’intimidant dans Ferme tes jolis cieux, disque accueillant et volontiers malicieux de ces deux-là , à mi-chemin entre comptines et miniatures exquises. On ne vantera pas assez la magnificence toute modeste des arrangements des cérémonies, pas si éloignés d’une Anne Sylvestre.

Les grands disques sont souvent dans un premier temps des épreuves intrigantes, un grand disque ne peut être un simple objet transparent. On se doit de l’appréhender, de l’apprivoiser. Les grands disques ne se conjuguent pas au temps de l’immédiateté, ils réclament patience et attention. Ils imposent un lâcher-prise, un abandon. Un grand disque ne vit pas dans notre espace-temps, celui du commun des mortels, il n’appartient pas à notre époque. Il vit quelque part dans un entre-deux, il tisse quelque chose qui ressemble à un souvenir, à un besoin, à une unité enfin retrouvée. Mais pour atteindre cette étape, il faudra avoir d’abord laisser le soin à cet autre qui n’est pas nous de grandir en nous.

Essayez pendant un instant de vous représenter la première vision d’une œuvre d’art, le premier choc. Prenons Nuit à Saint-Cloud d’Edvard Munch, ce décor tout d’ombres et de bleu, à la douceur frelatée. Déportons notre regard sur l’arrière-fond, la rivière et sa barque, le liquide qui mène à la mort. L’ombre de la fenêtre au sol comme l’annonce du trépas qui viendra. L’art est mensonge et déguisement, il se joue de nous et de notre perception. Prenez Eve toute en circonvolutions savantes, toute en langue précieuse et presque désuète. Y entendez-vous la plainte utérine ?

On retrouve tout au long de Ferme tes jolis cieux ce goût pour l’atonalité et la rupture que l’on aime tant dans L’anguille ou Saint-Homard, que cela soit sur l’exquis Lâcher la main ou le cyclothymique Fragments d’une ombre sans vie. On pourrait citer ici ces impressions d’évoluer au milieu d’images de films de Jacques Tati ou encore de Pierre Etaix mais la musique de Midget! est suffisamment évocatrice et mystérieuse pour créer son propre imaginaire, son imagier bien à elle.

Les grands disques ne peuvent se satisfaire de l’approximation et de quelques mots lâchés trop vite. Une œuvre immense comme Ferme tes jolis cieux se refuse à une analyse trop expédiée. Il faut bien l’avouer, nous, critiques musicaux, nous appartenons à un temps d’immédiateté, à l’absolu nécessité d’émettre un jugement définitif sur une œuvre à peine digérée. Fort heureusement, certaines démarches artistiques entrent en résistance face à cette critique consommable. Ferme tes jolis cieux est de ceux-là, c’est un long voyage hasardeux et nécessaire qui apportera beaucoup à celui qui prendra son chemin.

Assurément, on peut ici parler de chef-d’œuvre, de disque majeur, d’album jalon. Un peu à l’image de L’imprudence de Bashung, de Remué de Dominique A, du triple album noir de Mendelson. Des œuvres qui font sens et temps.

Greg Bod

Midget –  Ferme tes jolis cieux
Label : Objet disque
Date de sortie : 3 novembre 2017