La tentation d’une ombre de Goldmund

Keith Kenniff, alias Helios ou Goldmund, est bien moins connu qu’un Max Richter ou qu’un Ryuichi Sakamoto. Pourtant sa musique n’a rien à leur envier, tel cet Occasus de haut vol.

 

Keith Kenniff a écrit quelques joyaux tant avec Helios dans son versant le plus synthétique qu’en Dream Pop avec Mint Julep ou des perles néo-classiques comme le sublime Corduroy Road qui remonte déjà à 2005. Si parfois, l’on est en droit de s’interroger sur la multiplicité des projets d’un même artiste, la raison prend ici tout son sens chez l’américain. Ce qui l’intéresse, de toute évidence, c’est de pouvoir peindre toutes les nuances de la délicatesse et c’est parfois ce qui nuit à son univers. Trop de délicatesse tend vers trop d’évaporation.

Keith Kenniff l’a bien compris car tout au long d’Occasus, on sent une volonté palpable à faire entrer de la dissonance dans ses lignes mélodiques cristallines, à savamment doser un background tortueux. C’est parfois du bruit sourd du silence que surgit le chaos comme ces notes en dialogue, en écho les unes aux autres. Prenez Before qui s’amuse avec les désaccords ou Above et son piano tout d’abord étouffé qui gagne en clarté tout au long du cheminement.

Il a en commun avec Rafael Anton Irisarri ces mêmes éléments cycliques et organiques, ces tensions dramatiques, ces bruits blancs, ces parasites qui ne parviennent jamais vraiment à estomper la beauté d’un geste ultime. Il y a également chez lui un indécrottable romantisme, pour ne pas dire un lyrisme qui offre à ses mélodies une forme d’appartenance immédiate, de reconnaissance, de lien avec l’autre.  Sur Occasus, il découvre une forme d’abstraction, de dilatation des structures qui pourraient le rapprocher du Tim Hecker de Dropped Piano. A ceux qui pensent que les disques de piano seul sont souvent dans une forme de redite, Keith Kennif prouve une fois encore que même avec un instrumentarium restreint, on peut jouer des dégradés et des perceptions à l’image d’un Bounded hanté. Breaking ressemble à une comptine abîmée d’enfant malade quand As you know se brise entre gymnopédie et souffle glacial.

Clairement inspiré par une école qui pourrait aller de Debussy à Chopin ou encore le John Cage des débuts, Keith Kenniff affirme une vraie singularité et une modernité dans l’utilisation de contrepoints et de motifs inlassablement répétés comme sur Circle, comme un passage de témoin entre passé et futur. C’est bien pour cela qu’il ne faudra pas se faire avoir par cette impression fugitive de transparence.

A l’image d’un Bill Evans, rien de moins, qui n’aimait pas intellectualiser sur sa musique mais laisser le sentiment s’exprimer pleinement, Keith Kenniff se refuse à toute forme d’esbroufe stylistique quitte à faire passer sa musique pour  un éloge de la facilité. History se perd en arpèges de verre quand Migration prend dans sa main l’aile d’un oiseau sur le point de s’envoler.

Keith Kenniff nous invite sur Occasus à un voyage à travers le temps, Radiant qui extirpe des profondeurs d’hier Federico Mompou. On perçoit aussi comme une menace derrière la beauté irradiante, le point de suspension de la douleur qui vient. On sera assailli de doutes à l’écoute de No Story puis apaisé par Thread dans un climat proche du Luke Howard de Forgotten Postcards. Pour paraphraser Nicholas Evans et son roman L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux, Keith Kenniff est l’homme qui murmure à l’oreille des silences menaçants telle cette mélodie au bord du Drone sur Terrarium. A l’écoute d’Occasus, on comprend vite que l’on va vers toujours plus d’évanescence, d’évaporation de soi à l’image de Turns tout en énigme. Ce ne sera pas le crépusculaire Moderate  ni le drolatique What Lasts qui viendront contredire cette impression de climat polaire, d’attirance des opposés ou de troubles des humeurs.

On dit qu’Occasus a plusieurs sens, le couchant d’un astre mais aussi la chute d’un empire, le déclin et la décadence d’une civilisation. Comme Keith Kenniff, nous n’avons que faire du sens des mots, ce qui nous constitue, c’est le son lumineux de nos sentiments.

Greg Bod

Goldmund – Occasus
Label : Western Vinyl
Sortie le 13 avril 2018