Les châteaux de papier d’Astrïd et de A – Porthole

Depuis 1997, le trop rare Cyril Secq et son collectif Astrïd échafaudent une architecture fragile entre brumes et ciment poreux à l’image de A -Porthole, première partie d’une déclinaison en deux phases.

La musique a toujours quelque part des comptes à régler, avec soi tout d’abord puis avec le silence. Pas toujours pour l’assommer définitivement ou le mettre temporairement à distance mais parfois pour l’habiller et mieux le révéler. C’est cela sans doute que nous allons chercher dans les notes épurées d’Arvo Pärt, dans les circonvolutions énigmatiques d’Eliane Radigue ou dans les soupirs fébriles de Godspeed You Black Emperor. Que peuvent bien avoir en commun ces musiciens si ce n’est le refus du concept forcené, de la mise en ondes d’un intellect ? Et si l’estonien partageait avec la française ou les canadiens cette volonté d’une spiritualité sensuelle, une forme d’affirmation de soi dans le frisson ?

A – Porthole, nouveau disque des nantais d’Astrïd (qui se verra accompagné bientôt d’une seconde partie), est à ranger du côté des disques sensibles.  Les 4 longues séquences qui forment l’album ne peuvent se vivre que par une imprégnation de chaque instant, une expérience complète. Ce n’est pas une capture d’une sensation que l’on perçoit ici mais bel et bien le temps détenu  en otage offrant de par son immobilité une forme de répit.

La musique d’Astrïd n’est ni vraiment austère ni totalement enjouée, elle se refuse à tout manichéisme et préfère convoquer les nuances les plus subtils du gris clair. On a eu vite fait de rapprocher l’univers des nantais de celui des Rachel’s et en particulier suite à leur collaboration avec Rachel Grimes (Through the sparkle – 2017). Ce serait laisser de côté cette capacité d’évocation mais aussi cette attraction contemplative qui se dégage de chacune des notes de guitare. Nemalion, par exemple, en ouverture, renvoie au meilleur de Labradford. Il sera d’ailleurs bien difficile ici de poser une frontière entre des éléments provenant d’un Americana muet, d’un Folk apatride ou de la musique contemporaine.

Coralina se pose plutôt là comme une réponse plus sèche et plus janséniste aux premiers Balmorhea ou au Matt Elliott de la trilogie Songs avec une dissonance sourde et discrète teintée d’ombre ibérique qui se dissout dans des terres balkanes incertaines. Astrïd lance des chants de guerres oubliées et perdues, pose son tribut triste devant le vainqueur déjà disparu. Les sons traversent des plaines désertes, se heurtent à des ruines de civilisations effacées, des châteaux de papier qui s’effritent inexorablement sous des doigts nerveux.

Dans La Méprise (1934), Vladimir Nabokov cite le dramaturge Ivan Tourgueniev :

Certains sentiments ne peuvent être exprimés que par la musique

C’est sans doute pour cela que l’art musical est la plus précieuse des activités humaines car il parvient à traduire l’indicible, le non-dit et le secret tout en conservant un mystère bien palpable. Les sons d’Astrïd font toujours un pas de deux entre nonchalance inquiète, dérive impatiente et dérèglement courageux à l’image d’un Grateloupe tout en chausse-trappe et trompe l’œil.

A l’écoute, on se plait à imaginer une rencontre possible avec Jean-Louis Prades d’Imagho (Soleil) pour cette même volonté esthétique de dire peu avec peu mais de le dire bien. La musique peut parfois se faire peinture, elle peut parfois s’affirmer expressionniste ou symboliste. Elle est ici plutôt dans un pointillisme diaphane qui laisse les décors croître et pourrir, la mémoire suinte des murs et révèle les images sensorielles d’êtres partis depuis bien longtemps. Étrange paradoxe alors que Mark Hollis vient de nous quitter  de constater ô combien les leçons posées par l’anglais ont été compris par ses cadets à l’écoute de Maërl en final somptueux d’un disque magnifique et magistral.

Et si la musique d’Astrïd n’était finalement qu’une lente dissolution de nos silences intérieurs, qu’une contemplation tranquille de nos secrets les plus intimes ? Et si l’on ne cherchait pas toujours à analyser et si l’on acceptait cette invitation comme une forme de lâcher-prise ? En somme quelque chose de rare et d’infiniment précieux.

Greg Bod

Astrïd – A Porthole
Sortie le 10 mai 2019
Label : Gizeh Records