The Cure – Seventeen Seconds : Le Bateau Ivre

Les Cure ont sorti leur premier album. Un album instable, flirtant avec le cadavre encore chaud du Punk, ne sachant pas trancher entre les styles et dont la prod’ hésitante ne conviendra jamais au front-man du groupe. Mais l’année suivante Smith et sa bande prennent les choses en main et livrent ce qui deviendra le premier volet d’une trilogie (The Cold Trilogy) qui glacera les 80’s et gravera le nom de Cure au panthéon du Rock. Un premier chapitre saisissant qui annonce le chemin ténébreux et dangereux dans lequel le groupe va inexorablement s’enfoncer. Essentiel.

The Cure - Seventeen Seconds

En 1979, Three Imaginary Boys n’était pas passé inaperçu dans la presse spécialisée malgré le peu de ventes du disque.
Le côté inabouti de l’album, l’ espèce de flottement musical étrange qui régnait au fil du skeud avait titillé l’oreille de quelques auditeurs avertis. Ce groupe de Post-Punk frais émoulu perdu dans ce no-man’s land musical qu’était l’immédiat après-Punk avait laissé une trace dans le chaos de cette fin de décennie. Les ruines gigantesques du Punk Rock Anglais n’en finissaient pas de crouler en cet an de grâce 1979, mais déjà quelques fleurs semblaient vouloir pousser sur ce tas de cendres encore chaud.
Three Imaginary Boys faisait état de ce délabrement musical à sa manière. En navigant perpétuellement à la recherche de ce Punk perdu, en essayant vainement de le faire renaître ou en se penchant avec curiosité sur ce cadavre encore fumant. Une perte de repères en musique dont certaines chansons – La glaciale Three Imaginary Boys par exemple – vont préfigurer la direction future d’un genre et d’un groupe, souligner musicalement la froideur d’un jour d’enterrement: L’enterrement du Punk.

C’est une fois le cadavre du Punk Rock bien refroidi et profondément enseveli par une nouvelle scène Anglaise qui souhaitait continuer d’avancer, piétinant, euphorique, ce corps aussi raide que la crête qu’il arborait si fièrement sur son crâne. C’est dans cette année 1980 toute neuve, dans ce début de décennie où tout semblait possible maintenant que l’on avait fait table rase du passé, que les Cure vont balancer leur second album.
Il se passe à peine plus d’un an entre la sortie du vacillant Three Imaginary Boys et leur deuxième album. Une année intense de travail et d’apprentissage pour le jeune groupe qui fera la tournée des festivals en tout genres et de nombreuses premières parties enrichissantes (avec Siouxsie and the Banshees notamment) qui vont peu à peu forger le jeu et la cohésion du groupe (et ce malgré le départ de Michael Dempsey à la basse qui sera remplacé par Simon Gallup qui deviendra un élément essentiel du nouveau son des Cure). Toutes ces heures passées sur scène à sonder les envies du public et ses propres désirs, confronter l’intime et l’ostensible. Après cette formation accélérée dans la réalité musicale, les mains dans le cambouis, les Cure prennent, plein d’une nouvelle assurance, le chemin des studios.

C’est au Morgan Studios de Londres fin 79 et en une semaine seulement que les Cure vont mettre en boîte Seventeen Seconds.

Robert Smith – à peine 20 ans au compteur – est bien décidé à prendre en main l’avenir du groupe et son style. En effet le garçon fut énormément déçu de la prod et du mixage de leur premier album – qu’il renie encore aujourd’hui – et souhaite dorénavant prendre en main la direction artistique du groupe. Et la nouvelle direction est simple. Paraît simple.
Les pistes sombres qu’avaient défrichées le premier album, – et d’autres formations majeures du Post-Punk (Joy Division, Magazine…) – Smith ne veut pas les abandonner. C’est dans cette noirceur, ce désespoir mis en musique qu’il veut évoluer. C’est également l’état d’esprit du leader des Cure; ce mal être qui prend possession de son âme, ce spleen Baudelairien qui s’empare de ses muses et vont le tirer vers le fond. Une descente aux enfers lente, par paliers, d’une créativité sombre et étrange, une descente aux enfers qui va écrire les plus belles pages de ce que l’on appellera la Cold Wave.
Mais on en n’est pas là. C’est tout d’abord la première page qu’il convient d’écrire, la première page d’un roman que le groupe n’aurait jamais pensé si long.

C’est à pas feutrés que l’on entre dans l’album, avec la peur au ventre que l’on est accueilli par le premier instrumental de l’album A Reflection (Il y en aura deux autres: Three et The Final Sound).
Une introduction froide et sèche comme un coup de scalpel dans un morceau de barbaque. L’annonce d’un changement total dans la structure même du groupe et la validation catégorique d’un choix musical radical que n’avait pas su faire Three Imaginary Boys.
La basse ronde de Gallup et la sécheresse métronomique de Tollhurst entourent la guitare fragile de Smith et viennent annoncer le nouveau son de Cure, le nouveau son de la Cold Wave.
Play for today donne le tempo de l’album et ouvre avec une Pop étrange pleine de menaces, un Rock encore en mouvement, actif, que l’on sent se figer sous la dure vague glaciale qui viendra pétrifier doucement l’album.
Secrets démarre véritablement cette « Cold Trilogy » (Seventeen Seconds / Faith / Pornography ) dans une litanie plaintive où l’orchestration se voile de noir et la voix de Smith comme un murmure d’outre-tombe annonce le dogme glacial auquel le groupe va se tenir de façon quasi-religieuse durant ces trois albums.
In Your House et At Night continue dans cette voie sombre, cette introspection en musique dans la psyché mélancolique ( La dépression prendra véritablement le dessus sur les albums suivants) d’un Robert Smith qui prend entièrement en main la destinée musicale de son groupe (qu’il coproduira – ainsi que toutes les autres oeuvres à venir – avec Mike Hedges). Ces morceaux viciés, ces ambiances ténébreuses, cette noirceur qui prend au corps, qui égare l’âme dans ce labyrinthe sordide comme cet homme perdu dans une forêt à la recherche d’une femme, d’une âme égarée, du fantôme d’un amour passé (A Forest – Premier grand succès du groupe). Ces ténèbres qui grouillent et qui insidieusement enserrent le disque n’ont pas encore contaminé l’ensemble de l’oeuvre.
La splendide M ou le morceau éponyme Seventeen Seconds par exemple profitent de la guitare nue, limpide, et du génie de PopSong Writer de Smith pour accrocher dans cet amas de ronces quelques moments de grâce, une sorte de mélancolie lumineuse à l’image du blanc trouble et aveuglant de la pochette.

Après les tergiversations stylistiques d’un premier album arrivant à la mort d’un genre cannibale; après les tâtonnements d’un post-Punk encore trop jeune, trop libre, pour choisir une voie, The Cure tranche radicalement – avec quelques autres – dans le lard d’un après-Punk hétéroclite en choisissant la voie la plus sombre.
Une errance dans la psyché fragile de Robert Smith, une psyché en cours d’effritement. Une déambulation morose, éclaboussée par moments d’éclats cristallins, que la guitare inspirée de Smith vient offrir aux ténèbres dans une Pop nouvelle, sombre et inquiétante.

Un véritable bateau ivre, mais avec un capitaine à bord.

Renaud ZBN

The Cure – Seventeen Seconds est sorti le 22 avril 1980 sur Fiction Records

Tracklist :
01. A Reflection
02. Play For Today
03. Secrets
04. In Your House
05. Three
06. The Final Sound
07. A Forest
08. M
09. At Night
10. Seventeen Seconds