Portrait de la Jeune Fille en Feu : un grand film romantique

Grand choc à Cannes, même si la Palme d’Or lui échappa, le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma s’avère une claque émotionnelle d’envergure.

Adèle Haenel – Copyright Pyramide Distribution

Il faut s’égarer dans sa mémoire pour retrouver un film authentiquement romantique dans la production cinématographique contemporaine. Il ne faut pas, en revanche, chercher longtemps pour identifier une œuvre féminine de cet acabit, La leçon de piano faisant figure de modèle quasiment unique. Les parallèles sont féconds entre ces deux œuvres, et on aurait vivement aimé que Céline Sciamma soit la deuxième femme à obtenir la Palme d’or après Jane Campion, tant ce Portrait de la jeune fille en feu est une claque émotionnelle d’envergure.

Il n’est pas aisé d’ordonner les idées face à ce récit qui pourra s’apprécier à degrés divers, et décliner son romantisme sur un spectre très large. De la romance d’un amour impossible à une réflexion poussée sur l’art, d’un film puissamment féminin (et jamais poussivement féministe) à une exploration des traces de la passion dans une existence, le film fait courir une multitude de racines et révélera, à chaque visionnage, de quoi alimenter la raison autant que nourrir l’émotion.

Le premier film en costume de Céline Sciamma est l’occasion pour elle d’une nouvelle façon de portraiturer les fameuses jeunes filles qui peuplent son cinéma. Noémie Merlant et Adèle Haenel sont tout simplement sublimes, tant à l’image (l’une séchant nue avec ses toiles après un accostage complexe, l’autre se dévoilant par touches, d’abord à l’abri d’une capuche, puis d’un châle, puis de dos, courant vers la falaise) que dans leur jeu d’une intelligence et une sensibilité admirables. Servie par un scénario et une écriture des dialogues redoutables, elles se plient à un jeu de la séduction qui commence par les faux-semblants, l’affrontement et la répartie (le mémorable échange « Je ne vous savais pas critique d’art » visant à rabrouer celle qui répliquera « Je ne vous savais pas peintre ») avant que le naturel ne fasse chavirer les visages et les corps.

La première partie du récit vise ainsi à montrer comment le jeu et la dissimulation sont au cœur des mœurs féminines, conditionnées par un monde qui les force à une telle comédie : Heloïse refuse qu’on la peigne pour le mari qu’on lui destine, tandis que Marianne va feindre d’être sa dame de compagnie pour pouvoir la contempler et la figer, à son insu, sur la toile. Et, de son côté, la servante tente de dissimuler une grossesse non désirée dont elle est évidemment la seule à devoir prendre la responsabilité. Dans ce gynécée dénué de toute présence masculine, les cartes sont progressivement mises sur table : au jeu du chat et de la souris va succéder l’affirmation d’un désir de liberté qui pourra changer certaines règles : alors qu’elle vient de courir vers la falaise, Héloïse déclare à Marianne : « Ça fait des années que je rêve de faire ça. » « Mourir ? » « Courir ».

Peindre est d’abord un vol. Marianne tente de capter un sourire, de retenir, et ne cesse d’échouer sur un visage qui se refuse. (Héloïse donne une clé de cet échec, à la peintre qui décidera de sa vie maritale : « C’est parce que vous pouvez choisir que vous ne pouvez pas me comprendre ») Sciamma filme un temps d’avant la photographie, une ère de la pose (d’où le très important prologue, où la peintre professeur devenue elle-même le modèle, explique aux élèves la technique) qui voit dans la spontanéité et la mobilité des opposants à la représentation. C’est ce qui fera d’ailleurs dire à la mère, en contemplant son propre portrait dans la maison, qu’elle est « pendue au mur » : il y a là une entreprise mortifère à figer les personnes dans une posture sociale. Il en sera de même pour la connaissance de la musique d’Héloïse, qui se borne à l’orgue de la messe, qu’elle qualifie de « musique des morts ».

(Attention spoils à venir)

Le récit deviendra initiatique à partir du moment où la supercherie sera dévoilée. Mais par une pertinente inversion des enjeux, ce n’est pas tant la peintre qui est mise à découvert que sa partenaire, qui, en lui demandant « c’était donc ça vos regards ? », avoue malgré elle la déception de n’avoir été qu’un sujet, quand elle commençait à se croire objet… du désir.

Dès lors, une nouvelle approche de l’art est possible. À l’artifice succède la complicité pour faire durer le partenariat, et l’échange qui ouvre les yeux d’une aristocrate élevée au couvent, et qui ne connait rien du monde. Marianne deviendra celle par qui la parole ouvre les yeux sur la puissance de l’indicible : après les réflexions sur le portrait, elle décrit la musique et sa capacité à fédérer une émotion insoupçonnée. Sciamma prend à ce titre soin de rester au plus près des bornes imposées aux deux femmes : les paysages grandioses ne sont présents que vus par elles, et le huis clos domine dans des clairs obscurs sublimant une intimité à l’épaisseur croissante. Le rapport à la musique sera idoine, la réalisatrice lui conférant une sacralité empêchant tout accompagnement off, pour mieux la laisser surgir dans des séquences absolument déchirantes, comme le chœur des femmes et l’épilogue.

Cette part accordée à l’émotion, cette acceptation de l’incontrôlable du Beau va permettre l’inverse radical de la pose, à savoir la spontanéité d’un amour qui bat en brèche toutes les conventions. Et redéfinir cette approche du portrait de la femme, qui n’est plus cette muse divinisée imposant une inspiration quasiment mystique, et participe à ce renouvellement du regard pour lequel milite la femme Céline Sciamma face à un autre corsetage, celui du fameux male gaze dans le cinéma. Après avoir décrit la musique, Marianne sera sommée d’évoquer l’autre grand mystère, celui du sexe, point d’aboutissement d’une sensation qu’on ne peut réellement représenter sans l’avoir expérimentée.


Adèle Haenel, Noémie Merlant – Copyright Pyramide Distribution

Dès lors, les lieux se resserrent, en l’absence d’une mère qui permet l’émergence du couple, et occasionne aussi une séquence d’une audace folle, à savoir un avortement esthétisé sous la forme d’une anti-nativité véritablement militante. Femmes entre elles, à l’abri du monde, où s’esquissent des (d)ébauches de liberté. Les cartes étant sur table, on peut s’adonner à la joie simple du jeu, le temps d’une parenthèse enchantée qui n’a nul besoin d’un lyrisme échevelé pour submerger tout sur son éphémère passage. Tout se confirme, et tout change, jusqu’à la couleur des yeux de l’amante qui n’a plus besoin apparaître tel un spectre pour nourrir les fantasmes (et rappeler le sort funeste d’une sœur à jamais figée dans le temps), et qui ne contemplera plus jamais comme avant.

Mais nulle initiation sans douleur : « J’ai un nouveau sentiment : le regret. » affirme Héloïse. Et l’Art, qu’on pensait derrière soi, de reprendre ses droits : « Ne regrettez pas, souvenez-vous. », lui répond la peintre, ouvrant la dernière – et la plus longue – partie de leur existence, celle de l’inévitable séparation. Celle où l’art deviendra le support de signes cachés, réservés aux initiées (un nombre, une référence à Orphée, dans un tableau signé sous le nom d’un homme, indice supplémentaire d’émancipation clandestine), où le silence des mots se densifiera d’une richesse inextinguible, magnifiée par la musique.

L’école du regard, de l’écoute et l’apprentissage de l’unisson aura permis l’accès à cet au-delà qui semble réservé à de rares élu(e)s. Et la question essentielle, résumant la puissance de la passion amoureuse (« Vous pensez que tous les amants ont le sentiment d’inventer quelque chose ? ») permet de définir cette part d’artiste en chaque individu qui s’est, un jour, exposé au feu, approchant l’incandescence d’un sublime qu’il ne retrouvera, plus tard, que dans les grandes œuvres d’art.

Sergent Pepper

Portrait de la Jeune Fille en Feu (2018)
Film français de Céline Sciamma
Avec Noémie Merlant, Adèle Haenel, Luàna Bajrami…
Genres : Drame, historique et romance
Durée : 1h 59
Date de sortie 18 septembre 2019