Avec « Dark Thoughts », The Shivas illuminent leurs idées noires

En équilibre surprenant entre les joies forcenées du garage rock et l’angoisse existentielle propre à leur génération, The Shivas nous proposent un sixième album, Dark Thoughts, qui dépasse aisément les limites du genre.

The Shivas – Copyright Eirinn Grags

Et si le vrai indicateur de la bonne santé insolente du Rock en 2019, alors que la majorité de la jeunesse – masculine, surtout – est passée au hip hop ou à la variété pop / R&B, ce n’était pas le niveau de vente de « disques » qui n’existent plus, de toute manière, mais bel et bien le nombre croissant de petits groupes actifs à travers le monde, qui jouent surtout du punk rock, du garage rock et du rock psychédélique ? Car, soyons honnêtes, si le Rock est né de la rébellion contre la société « adulte », la brève période de son existence où il a dominé les charts mondiaux ne constitue-t-elle pas la véritable anomalie ? Ou plutôt, comment ne pas se réjouir de recevoir chaque semaine des albums aussi satisfaisants que ce Dark Thoughts ? Ou mieux encore, de savoir qu’on peut pousser la porte de petits clubs au hasard un peu partout sur la planète, et tomber sur un groupe aussi enthousiaste – et talentueux – que ces Américains de Portland, The Shivas ?

Le garage rock est certainement un genre qui brille particulièrement en live, la plupart des groupes compensant une certaine simplicité d’inspiration par une énergie, une générosité, et surtout une joie de jouer qui transcendent les limitations d’un genre qui ne se renouvelle pas beaucoup. Car le garage rock trouve souvent sa fierté dans la perpétuation d’une indépendance d’esprit, d’une marginalité bon enfant, sans parler bien entendu dans un amour déraisonnable d’un gros son de guitare saturée, balancé sur des rythmiques obsessives…

C’est bien sûr le cas de The Shivas, combo énervé mais furieusement inspiré, qui ne s’écarte guère a priori des canons du genre tels que définis dans les années 60, mais fait la différence avec la concurrence pléthorique grâce à un véritable talent mélodique : le (trop) bref Turn Me On, par exemple, est presque un miracle d’équilibre entre la frénésie et l’émerveillement que provoque une mélodie immédiatement accrocheuse, qu’on a le sentiment d’avoir toujours connue ; Playing on the Radio semble provenir d’un autre âge, et retrouve le paradoxal ensoleillement nocturne du Loaded du Velvet Underground ; le chant très doo-woop de la ballade ultra-classique If You See Me convoque une évidente nostalgie d’un âge d’or de la musique populaire, mais ne lâche rien quand il s’agit de monter en puissance dramatique, et la chanson prouve bien que The Shivas sont à l’aise même quand il s’agit de s’éloigner de leur terrain de jeu habituel… Start a Fire place franchement le groupe comme un équivalent américain de nos très chers Limiñanas / L’Epée, avec un psychédélisme à la fois soyeux et intense, tandis que Feels Surreal le voit aller vers des territoires brumeux, colorés mais surtout plus complexes.

Jared Molineux (chant et guitare), Jeff Boyardee (guitare), Eric Shanafelt (basse) et Kristin Leonard (batterie et chant) prétendent se sentir beaucoup moins à l’aise dans un studio que sur scène, là où ils ont construit, année après année, set après set, ce son et cette musique compacte, intemporelle et brûlante. On veut bien les croire, et on ira vérifier cette affirmation dès que possible : pourtant, une chanson aussi inspirée et inspirante que Can’t Relax suggère que Dark Thoughts n’échoue pas complètement à capturer la délicieuse angoisse existentielle qui sert de moteur au groupe. Et que le soi-disant simplisme, voire, comme le prétendent ceux qui y sont définitivement réfractaire, les « limitations techniques » du genre n’empêche nullement une véritable profondeur du propos. Mélanger aussi souverainement jouissance de la vie et doutes existentiels que le fait Dark Thoughts mérite toute notre attention.

Eric Debarnot

The Shivas – Dark Thoughts
Label : Tender Loving Empire / Warner
Sortie le 25 octobre 2019

The Shivas sont en tournée en novembre en France, et en particulier le 25 novembre au Point Ephémère (Paris)