[Ciné Classique] Une femme sous influence – John Cassavetes

Coup de projecteur en trois axes sur le vertigineux Une femme sous influence, l’un des plus touchants portraits de femme au cinéma, livré par le couple fusionnel Cassavetes-Rowlands.

UNE FEMME SOUS INFLUENCE

Biographie :

Acteur, scénariste et réalisateur américain né le 9 décembre 1929 à New-York, John Cassavetes est reconnu pour son style singulier et son indépendance envers le système. «John voyait l’aube poindre une heure avant tout le monde», indique Peter Falk, son ami et comédien fétiche. Fils d’un industriel grec, l’artiste rejoint à vingt ans la prestigieuse American Academy of Dramatic Arts, puis part en tournée, se produit à Broadway et rencontre l’actrice Gena Rowlands, sa muse, qu’il épouse en 1954. Comédien, il devient acteur pour des séries télévisées, telles que Johnny Staccato, Alfred Hitchcock présent. Remarqué, il enchaîne avec le  cinéma dans Face au crime de Don Siegel (1956), L’homme qui tua la peur de Martin Ritt (1957) et Libre comme le vent de Robert Parrish (1958). Glissant vers la mise en scène, il collecte des fonds et réalise un coup de maître avec Shadows (1958), premier long métrage qui bouleverse les codes. Il cède ensuite aux sirènes d’Hollywood mais claque vite la porte après deux films ratés. Désormais, il finance ses films avec ses cachets d’acteurs, obtenus dans Les Douze salopards (1967) de Robert Aldrich, et Rosemary’s baby (1968) de Roman Polanski. En 1968, il sort Faces, et entre dans sa période faste, avec Husbands (1970), Une femme sous influence (1974), Meurtre d’un bookmaker chinois (1976) et Opening night (1978). Entre 1980 et 1987, il revient au théâtre et produit cinq pièces, tout en tournant Gloria (1980), Love Streams (1984) et Big Trouble (1985). Le 3 février 1989, il succombe d’une cirrhose dans la cité des anges, à Los Angeles.

Contexte :

Le 8 août 1974, Richard Nixon s’adresse à la nation – «L’Amérique a besoin d’un président à plein temps (…) mais les scandales du Watergate m’empêchent de tenir ce rôle» – avant de démissionner le lendemain. Ce scandale d’espionnage illégal au plus haut sommet de l’Etat suit la défaite militaire au Vietnam, et intervient alors que le choc pétrolier n’en finit pas de secouer l’ «american way of life» soudain rationné. Le cinéma se fait l’écho de ces crises, via Les chiens de pailles (1971) de Sam Peckinpah, Klute (1971) d’Alan J. Pakula, Délivrance (1972) de John Boorman et L’Exorciste (1973) de William Friedkin. Gena Rowlands fait part à son mari de son désir d’interpréter un rôle principal traitant des difficultés d’être une femme dans ce contexte paranoïaque, lequel s’exécute avec un scénario d’abord pensé pour être joué au théâtre. Vu la complexité et l’intensité du rôle, sa muse l’enclin à faire basculer le récit des planches au grand écran. Le réalisateur hypothèque sa maison et demande à son ami Peter Falk (notamment acteur de la populaire série Columbo) de l’aide pour financer le projet. Le tournage s’achève fin 1972. Le film sort le 20 septembre 1974, obtenant succès commercial, critique et plusieurs prix, dont le Golden Globe de la meilleure actrice pour Gena Rowlands.

Désir de voir :

Cette pièce maîtresse a failli ne jamais voir le jour : aucun producteur ne mise dessus. Le New York Film Festival refuse même de le présenter. Un lobbying farouche de Martin Scorsese, accompagné d’une menace de retrait de la compétition d’Alice n’est plus ici (1974), permet d’inverser la décision. John Cassavetes distribuera «seul» son long métrage après le festival : une première dans l’histoire du cinéma moderne ! Un film farouchement en marge du système, totalement indépendant des studios hollywoodiens, parvient à être distribué. Grâce à son succès, il devient même rentable.

Tranche de vie existentielle, d’une déliquescence parfois terrifiante, Une femme sous influence met d’emblée le spectateur au cœur des scènes. «Car, pour nous, au sein du jour, quelque chose peut-il apparaître qui ne serait pas le jour, quelque chose qui dans une atmosphère de lumière et de limpidité représenterait le frisson d’effroi d’où le jour est sorti ?», écrit le romancier et critique Maurice Blanchot. Pour plus de vitalité, de liberté d’improvisation, de mouvements, voire de dialogues, la caméra à l’épaule est utilisée lors de longues séquences. «Tout dans un film doit trouver son inspiration dans l’instant», avoue le cinéaste.

Cette fiction livre un portrait de femme, aimante, dévouée, qui dérive vers l’aliénation mentale au sein d’un couple en déliquescence. Un drame vibrant découpé en neuf séquences, avec comme projet inhabituel nous faire pénétrer dans la chair des êtres. La mise en scène se définie donc à travers le rapport à ces corps. Si le cadrage semble parfois approximatif, c’est parce qu’il colle volontairement au plus près des personnages, et plus particulièrement des visages – grimaces, bouffée d’angoisse, hystérie, larmes. «Je déteste l’idée qu’un film est fait par le cadre ou la caméra», déclare l’auteur, en s’affranchissant du langage cinématographique classique. Quand le cadre s’élargit, les déséquilibres se font jour. Champs/contrechamps (filmer sous un angle puis à l’opposé) renforcent l’oppression et les influences – sociétale, familiale – qui détruisent l’héroïne. La musique opératique renforce ce tumulte cérébral. L’intense interprétation habitée de l’épouse du metteur en scène se révèle particulièrement troublante, si l’on considère les propres difficultés rencontrées par le couple Rowlands-Cassavetes à la ville. Le tournage dans leur demeure personnelle amplifie la fusion, les moments de tensions et le fil ténu entre fiction et réalité. Cet inoubliable drame postmoderne ouvre la voie de l’indépendance cinématographique autant que celui d’un traitement féminin différent. De nombreux réalisateurs s’en inspireront ouvertement, notamment Martin Scorsese, Woody Allen, Maurice Pialat, Bo Widerberg et Pedro Almodovar. Œuvre miroir, elle célèbre des maux qui se fissurent en chacun de nous, et dont l’empreinte reste indélébile.

Sébastien Boully

Une femme sous influence
Film américain réalisé par John Cassavetes
Avec Gena Rowlands, Peter Falk, Matthew Labyorteaux
Genre : Drame
Durée : 2h09m
À voir en VOD sur : La Cinetek, Canal VOD, MyTF1 VOD