La mise en ligne sur Prime de la quatrième et dernière saison de la série politico-conceptuelle Mr. Robot nous permet enfin d’apprécier la conclusion littéralement extraordinaire d’une histoire aussi fascinante que terrible…
Nous parler de notre monde…
Mr. Robot est une série importante, dans la façon dont elle nous parle de notre monde, de son inhumanité – la domination absolue de quelques méga-corporations, mais aussi notre individualisme fondamental qui bloque toute prise de conscience politique face à cet état de fait – comme de sa fragilité – Internet et la technologie comme outils de toute-puissance, mais, logiquement, comme talon d’Achille de la Société. Ne serait-ce que pour son propos, et la manière dont elle laisse entrevoir la possibilité d’une victoire (temporaire, on s’en doute) de David le Hacker contre Goliath le système bancaire, Mr. Robot est même probablement indispensable.
Le visionnage en 2015 de la première saison de Mr. Robot fut un grand choc, même si la série de Sam Esmail n’était pas exempte de gros défauts : la fascination de Esmail envers le travail de Fincher phagocytait largement la manière froide, méthodique dont le récit était construit et mis en scène, et envahissait même un scénario, qui faisait plus que loucher vers Fight Club (avec ses septième et huitième épisodes saisissants mais frôlant le plagiat – avec même le Where is My Mind des Pixies en effet de signature !).
La seconde saison affichait une évolution significative, et pas seulement parce que les premiers épisodes s’étaient avérés insupportablement ennuyeux, avant un second twist aussi bluffant que celui de la première saison : l’aspect géopolitique de Mr. Robot devenait encore plus passionnant, en particulier le volet « chinois » de l’histoire, qui offrait à B. D. Wong l’opportunité de « voler le show » aux autres acteurs avec son superbe personnage transgenre. On pouvait néanmoins déplorer une volonté exagérée de nous perdre dans des labyrinthes mentaux, « phildickiens » dans les meilleurs moments, un peu « WTF » dans les pires.
La troisième saison avait suscité pas mal de polémiques entre ses défenseurs, admiratifs devant l’intelligence des sujets « de fond » traités par Sam Esmail, et ses détracteurs, accusant la série de dissimuler derrière un rideau de fumée « branché » un opportunisme dérangeant, et une certaine superficialité : entre hacking croissant, réseaux sociaux, terrorisme, guerre économique de plus en plus brutale, en particulier entre la Chine et les USA, Mr. Robot ne choisissait pas et nous parlait de tout. Il y avait pourtant cette fois une véritable rupture, les scénaristes ayant abandonné les mécanismes du « twist » pour faire réellement progresser la fiction, le tout dans un riche contexte uchronique : entre une population américaine – et sans doute mondiale – littéralement jetée à la rue par le crash du système bancaire, et le lobbying de gigantesques corporations secrètes prenant le contrôle de pays entiers (ici, le Congo, convoité par la Chine…), il y avait de quoi alimenter savoureusement notre paranoïa et nombre de théories complotistes !
Dans le peloton de tête des très grandes séries TV…
Mais rien de tout cela ne nous préparait réellement à l’expérience qu’est le visionnage de la dernière saison, qui, à notre avis, permet à Mr. Robot de rejoindre le peloton de tête des très grandes séries TV de l’histoire contemporaine. Parce que ces 13 derniers épisodes, tous co-écrits et dirigés par Sam Esmail témoignent d’une vision artistique claire, qu’ils répondent à toutes les questions qui ont pu se poser dans tout ce qui a précédé, qu’ils offrent une variété inhabituelle d’expériences formelles et émotionnelles différentes, bref qu’ils respectent parfaitement le contrat de conscience passé entre un showrunner – qui est ici clairement un véritable artiste – et son public… à la différence de tant de séries qui se moquent visiblement de l’intégrité intellectuelle, voire même « morale », qui est généralement attendue d’eux. Il est ainsi facile de comparer la démarche j’menfoutiste, à la limite de l’irrespect, d’un Damon Lindelof toujours prêt à l’enfumage systématique de ses téléspectateurs pour sortir des constructions absurdes qu’il a créées – on se souvient ici douloureusement de Lost ou de Leftovers -, avec la rigueur et l’intelligence déployées par Esmail dans la construction scénaristique de ce Mr. Robot pourtant tout aussi risqué.
Il s’agit donc ici de conclure toutes les pistes empruntées par la série, depuis l’angle psychanalytique – le dédoublement de personnalité d’Elliot Alderson (répétons combien Rami Malek fait ici un travail formidable, bien supérieur à son interprétation de Freddie Mercury dans Bohemian Rhapsody) – jusqu’à l’angle conspirationniste – comment une petite bande de hackers idéalistes peut mettre à mal le pouvoir secret régissant les systèmes financiers et donc le monde entier – en passant par le sujet S.F. soigneusement évité jusque-là – mais à quoi sert donc cette fameuse « machine » construite sous une centrale nucléaire, et que Whiterose veut absolument déménager au Congo ? Et tous ses fils narratifs seront donc bouclés, certains avec une indéniable logique – les plus rationnels d’entre nous en conviendront -, d’autres avec des tours de force d’imagination qui nous obligent à nous incliner.
Et si à la fin, après les 3 derniers épisodes qui viennent étrangement conclure l’affaire alors que la partie thriller de l’intrigue est bouclée, on sort de Mr. Robot avec une vague gueule de bois (il peut être difficile de trouver le sommeil après tout ça, vous êtres prévenus !), on ne peut s’en prendre qu’à soit même : on attendait des mondes parallèles, de la SF pure et dure, et on revient plein pot, grâce à un ultime twist qui s’avère en fait parfaitement logique, au cœur de ce qui a toujours été le véritable sujet de la série : la question de notre équilibre mental dans une société – la famille, l’entreprise, le gouvernement, la loi – qui nous veut foncièrement, depuis notre plus tendre enfance, du mal.
Il serait criminel d’en dire plus, il vaut mieux laisser chacun savourer l’habileté de cette conclusion… qui nous refusera jusqu’au bout l’unique chose qui nous aurait satisfait : le plan sur un visage, un seul, que nous aurions désespérément voulu voir… Il y a quelque chose de réellement magistral dans cette déflation conclusive, qui permet à la fin de Mr. Robot de s’inscrire parmi les plus belles fins de séries TV.
Et pour en arriver là…
Mais, ne négligeons pas pour autant le parcours que nous avons effectué pour en arriver là : oh, non, pas une ligne droite de tout repos, mais un véritable parcours du combattant, qui va nous valoir de ces surprises et de ces émerveillements qui sont rares dans notre quotidien de « consommateur » de série : il y a cet épisode 404 (Not Found), avec sa ballade improbable de Tyrell, Elliott et Mr. Robot dans les bois glacés où rode le danger, tandis que, en parallèle, Darlene explore la profondeur du désespoir ordinaire en compagnie d’un Père Noël en état d’ébriété ; lui succède son exact opposé, le radical Method Not Allowed (405), qui emballe et impressionne en nous contant en cinquante minutes de tension permanente un casse et une poursuite sans qu’aucun mot ne soit prononcé ; et il y a bien sûr le sommet absolu de toute la série, le septième épisode (407 Proxy Authentication Required) – noté en ce moment 9,9/10 par les utilisateurs de l’IMDb ! -, mise en scène radicale, théâtralisée, en 5 actes, et ultra-formaliste, de la séance de psychanalyse qui nous révélera « l’origine du mal ».
Vous l’aurez compris, « l’expérience totale » que propose Sam Esmail dans cette dernière saison, traduit une ambition dont on n’a plus guère l’habitude dans le monde inflationniste de la série TV « de consommation courante ». Ce qui ne veut pas dire que les basiques du spectacle ne soient pas remplis : excitation du thriller lorsque nos héros dysfonctionnels essaient d’échapper aux sbires de la Dark Army, émotion du drame sentimental quand deux personnages se manquent – pour toujours – dans un hall de départ d’aéroport, etc.
Quant à confirmer l’intégrité des créateurs de Mr. Robot, il faut rappeler ici qu’il était originellement prévu, du fait de l’immense succès de la série, une cinquième saison, et que c’est Esmail et son équipe eux-mêmes qui en ont refusé le principe, déclarant que la fin offerte ici était la meilleure possible.
On est bien d’accord avec eux !
Eric Debarnot