[Interview] Karen Peris : « je voulais faire un disque qui s’adresse d’abord aux enfants »

Il existe des voix qui nous rendent heureux d’être en vie, d’autres qui nous rendent fiers d’être humains avec nos défauts, nos faiblesses et nos fragilités. A elle seule, Karen Peris ‘avec ou sans The Innocence Mission) nous rappelle toute la beauté de la vie. On se damnerait pour sa voix, on profite de la sortie de son second album solo, A Song Is Way Above The Lawn, pour rencontrer ce à quoi peut ressembler la gentillesse sur notre petite terre ronde.

© Don Peris

Avec The Innocence Mission, Karen et son mari Don Peris accompagné de Mike Bitts signent une discographie bien trop méconnue avec des albums au Folk tranquille qui pourraient faire se réunir Joni Mitchell et Natalie Merchant. Portée par la voix sublime et enfantine de Karen Peris, ces chansons sont autant d’arrache-cœur que de véritables retours à l’émerveillement des premières découvertes de l’enfance. Rien de surprenant à voir la dame s’emparer encore une fois du domaine de l’enfance dans A Song Is Way Above The Lawn, son second disque solo.  Nous avons échangé avec elle sur ce nouvel album et nous avons encore une fois pu constater qu’il  existe encore de belles personnes et que Karen Peris, sans doute sans même le vouloir, pourrait en être l’étendard.

Karen Peris, vous revenez avec votre second album solo, A Song Is Way Above The Lawn, Presque 10 ans après Violet.  Sur ce nouvel album, on retrouve ce qui fait la magie de la musique de The Innocence Mission. Dans ce cas, qu’est-ce qui distingue un disque de Karen Peris en solo d’un disque de The Innocence Mission ?          

Karen Peris : J’ai écrit cet album sur une période de huit ans environ en même temps que les derniers albums du groupe. Au fur et à mesure que les disques avec The Innocence Mission avançaient, je mettais de côté des chansons, surtout celles que j’écrivais au piano, et progressivement cet album a commencé à émerger comme une famille de chansons ayant sa propre atmosphère avec une thématique commune, de tout petits moments, ceux de l’enfance et des expériences que l’on fait à cet âge. Cela faisait d’ailleurs très longtemps que je voulais faire un disque qui s’adresse en premier lieu aux enfants.

Vos proches sont souvent présents dans vos paroles, parfois vous faîtes appel à des amis imaginaires. Sur ce disque, vous réunissez votre famille, ce qui m’amène à penser que l’on ne peut qualifier ce disque de disque solo mais peut-être plus de disque en famille non ?

Karen Peris : Oui, ma famille m’aide beaucoup, toujours. Je ne voudrais pas imposer à mon fils et à ma fille l’idée d’être dans un groupe avec nous, donc ce n’est pas le cas, mais profiter de leurs talents de musiciens sur trois chansons de l’album et avoir grâce à eux une vraie section de cordes n’est pas seulement énorme mais avant tout très significatif tout d’abord parce qu’ils font tellement partie du monde intérieur de cet album particulier.

Et Don est une aide constante pour moi. Je n’aurais jamais continué à faire cet album sans ses encouragements. Et c’est un batteur formidable, bien sûr, en plus de tout ce qu’il est..

Sur A Song Is Way Above The Lawn, vous dîtes vouloir vous adresser tout d’abord aux enfants. Déjà en 2004, vous aviez abordé ce public avec le disque Now The Day Is Over. Il y a dans votre musique et vos paroles un évident rapport à l’enfance. Vous disiez d’ailleurs dans une interview que j’ai lue pour préparer cette discussion que vous vous retrouviez beaucoup dans ces mots de l’écrivain William Maxwell.

« Plus je vieillis et plus mes souvenirs de mon enfance s’éclaircissent »

Pensez-vous que l’enfant que nous avons été reste à jamais en nous et que peut-être la musique peut le faire remonter à la surface ?

Karen Peris : Vous exprimez les choses si joliment, et je suis d’accord que la musique est une des choses qui aide à nous connecter de cette façon et la lecture en est une autre. J’ai écrit à William Maxwell une fois, pour le remercier de ses livres, et il m’a répondu ! L’album de berceuses Now the Day Is Over que nous avons enregistré en 2004 avec The Innocence Mission  est constitué de nombreuses chansons que je chantais à mes enfants lorsqu’ils s’endormaient, enregistrées à cette époque, alors qu’ils étaient encore très jeunes, pas encore à l’école. Cela semblait toujours personnel, même si les chansons n’étaient pas les nôtres.

A Song Is Way Above the Lawn a été écrit au cours des huit dernières années et enregistré cette année, et est davantage lié à nos aventures ensemble alors qu’ils grandissaient, et à ma propre enfance, et à certains des sentiments qui restent des deux, et que j’imagine être universels. J’ai voulu les relater dans de petits moments spécifiques, et si possible, de la manière la plus visuelle possible. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un album pour enfants, ni de ce à quoi un album pour enfants devrait ressembler. Mais si un enfant l’entendait, j’espère qu’il ou elle y trouverait quelque chose qui lui convienne, d’une manière ou d’une autre.

Vous expliquez d’ailleurs dans le communiqué de presse qui accompagne la sortie du disque ne pas vouloir introduire un dialogue d’un adulte avec un enfant mais plus un échange entre deux êtres humains. Comme depuis vos débuts avec The Innocence Mission, il y a cette volonté à vouloir créer une connexion entre les individus. D’où vous vient cette volonté selon vous ?

Karen Peris : Il semble que ce soit une partie essentielle de chaque individu de tendre vers une forme de communication et de gentillesse. Ces dernières années, nous entendons si souvent que le contraire est vrai et que les gens semblent être plus divisés, mais je me refuse à croire à la réalité de cela. Je pense toujours que la majorité des gens veulent se sentir connectés les uns aux autres, je crois que l’être humain est fait pour percevoir en l’autre, en l’étranger un frère ou une sœur possible, cela me donne des sources d’espoir pour le monde dans lequel je vis.

Je crois bien que de toutes les obsessions les plus présentes dans vos paroles, ce rapport à la parole entre les êtres est le plus important. Vous dîtes d’ailleurs être bien plus à l’aise à parler aux autres à travers vos chansons que dans la vraie vie. Cherchez-vous à réparer quelque chose à travers vos chansons et la Karen Peris qui habite ces chansons est-elle très différente de celle de tous les jours ?

Karen Peris : Non, pour le meilleur ou pour le pire, je suis la même personne. Mais il y a des aspects de chaque texte qui ne sont pas spécifiques à mon expérience, il y a des descriptions qui sont imaginées, pas réelles, cela me permet de garder un sentiment de mystère sur la chanson, d’être surprise par elle d’une certaine manière. Donc, les chansons ne sont pas comme des tranches de journal intime mais plutôt un carnet de croquis dans lequel sont collés des morceaux de photos et de peintures, des fragments épars d’écriture, des lettres, des listes de mots et de lieux collés dedans un peu comme un herbier. De toutes ces choses je fais un assemblage, ce qui me permet de contenir un sentiment fugace et éphémère dans ces images. Cela m’aide aussi à mieux représenter les pensées qui ont pu me traverser quand je composais la musique.

Pour prolonger la question précédente, pourriez-vous nous parler This Is A Song In Winter que l’on retrouve sur A Song Is Way Above The Lawn ?

Karen Peris : C’est un de ces moments uniques dans le temps que l’on connaît tous dans nos quotidiens. Ce morceau, plus précisément dépeint la neige qui commence à tomber, nous sommes dehors dans un lieu public et dans ce lieu où un instant avant les gens s’ignoraient poliment, les conversations commencent à émerger du silence poudreux, des étrangers parlent entre eux. L’émerveillement amène toujours le dialogue. Dans ce genre d’instant, on a le sentiment d’appartenir à un tout, à un lieu et un temps, un groupe. Je n’ai pas vécu cette expérience précise que je décris dans This Is A Song In Winter dans la vie réelle, mais des évènements similaires. Par exemple, quand j’avais neuf ou dix ans, j’étais dans la cour de la maison de mes parents et un groupe d’étudiants que je n’avais jamais vus m’ont dit qu’ils aimaient les fleurs dans notre jardin. Spontanément, comme la gamine que j’étais alors, j’ai couru en ramasser quelques-unes pour les leur donner. Je considère cet échange comme un grand évènement de ma vie, j’aime à penser que de petits moments d’apparence insignifiante puissent contenir tant de promesses et deviennent avec le temps des souvenirs qui nous constituent pleinement.

Au moment de la sortie de Sun On The Square (2018), vous disiez dans une interview : « Il y a l’idée menaçante que mes enfants vont vivre leur propre vie. Il y a donc cette sorte de possibilité et de promesse pour eux, et je pense que cet album parle beaucoup de ce changement. Je ne suis pas sûr que cela reflète tant le monde moderne, que les changements qui restent universels à chaque personne ». Faire revivre l’enfance comme vous le faîtes sur ce disque, c’est refuser le changement  et inscrire la vie dans une forme d’éternité ?

Karen Peris : Oui, je crois que c’est vrai. Pour une grande part, cet album est le fruit de toutes ces lectures faîtes à haute voix à mes enfants pour les aider à s’endormir, à les écouter construire leurs mondes imaginaires qu’ils construisaient avec des blocs, à dessiner avec eux, à leur apprendre le nom des arbres. Dans les propos que vous citez de moi, cette notion de menace est très pertinente car j’aurais bien sûr tant aimé que nos vies restent les mêmes mais je voulais aussi dans le même élan qu’ils puissent se forger leurs propres idées et leurs propres expériences, qu’ils construisent leurs vies sans nous. J’ai donc affronté cette période avec appréhension et j’ai encore du mal à m’y faire.

Le journaliste français François Gorin parlait en ces termes dans un article dans le magazine Télérama de votre voix : « Une voix de petite fille sans âge, un éloge du silence et un visage de Madone. sous le sourire quasi perpétuel, une intense mélancolie que nulle croyance ne saurait complètement résoudre. Une fillette sans cesse émerveillée et effrayée à la fois du monde qui l’entoure, continue d’habiter ce corps qu’enveloppe une sage robe à fleurs. Ce monde, ses chansons le réduisent délibérément à la toile vibrante d’un décor quotidien ». Que pensez-vous de cette description ?

Karen Peris :  A vrai dire, j’ai comme l’impression que François Gorin  fait de moi un portrait très flatteur qui me fait paraître plus intéressante que je ne le suis vraiment. Je crois vraiment profondément que chaque individu contient en lui sa part de complexité et de mystère, d’attrait et de profondeur. J’ajouterais que je ne pense que la foi en Dieu soit destinée à résoudre complètement nos peines mais à les faire tendre vers un but plus grand. Je dirais aussi que je suis habitée comme tout le monde par la peur, la peur de mal faire les choses de mon quotidien mais aussi dans ma musique… Oui, je couds des robes à fleurs pour moi-même. Pourquoi ça ? Je ne sais pas vraiment. J’aime les imprimés, les motifs, certaines combinaisons de couleurs et les vêtements des années 1960. J’aime coudre et faire des choses, travailler de mes mains me libère des soucis et m’éloigne d’une réalité qui m’inquiète parfois.

On connaissait votre passion pour les oiseaux, pour les arbres et pour la nature qui vous entoure. Sur A Song Is Way Above The Lawn, vous  ajoutez à ce bestiaire une girafe et un éléphant. D’ailleurs, pourriez-vous nous parler du Elephant Listening Project ?

Karen Peris : C’est un nom génial, n’est-ce pas ? J’ai appris ça en écoutant une interview de la scientifique à la fondation de ce projet, une certaine Katy Payne. C’était une biologiste déjà très âgée qui parlait sur un programme national de radio publique, elle semblait si joyeuse. Après des années de recherches révolutionnaires sur le chant des baleines, elle a fait l’étonnante découverte que les éléphants chantent. En remarquant des vibrations presque subsoniques en leur présence, elle s’est rendu compte, en les écoutant très attentivement, que ces sons ressemblaient à des chants. Elle a créé une fondation de recherche appelée Elephant Listening Project. Il lui a fallu beaucoup d’attention et de longs moments avec ces éléphants pour découvrir ce langage qu’ils utilisent entre eux qui ressemblent un peu à une musique secrète. Les éléphants communiquent à l’aide de fréquences infrasonores, c’est-à-dire des fréquences inférieures à ce que les humains peuvent entendre. les fréquences infrasonores des chants des éléphants peuvent être entendues à des kilomètres de distance et sont donc utilisées pour coordonner les mouvements et les interactions comportementales Cela m’a amené à réfléchir sur cette écoute des sons qui sont au-delà de la portée de l’oreille, j’y ai vu un beau symbole.

Dans la chanson I Would Sing Along, la scène que je vois est celle d’une personne qui écoute depuis un immeuble d’habitation dans une ville, le soir, dans l’espoir d’entendre quelque chose de beau et qui attend, comme si elle attendait un ami. Il s’agit donc d’une version de la découverte du scientifique, mais, d’une certaine manière, imaginée comme un livre d’images, dont la quatrième de couverture de l’album est l’une des pages.

On scinde parfois hâtivement la musique en deux parties, d’un côté les musiques qui permettent la danse, de l’autre les musiques plus introverties, souvent plus tristes. Avec The Innocence Mission, nous sommes dans une sorte de No Man’s Land, votre musique n’est jamais ni triste ni gaie mais un peu à la frontière des deux, elle n’est jamais monochrome. Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

 Karen Peris : C’est souvent vrai, mes chansons sont dans cet entre-deux, dans ce clair-obscur, joyeuses et tristes à la fois. Une des choses que j’espérais pour cet album était de faire plus de chansons dont l’émotion principale était l’émerveillement. Bien sûr, on peut retrouver dans le sentiment d’émerveillement une part de solitude, ce qui habite aussi ces chansons et en font des chansons, je pense, qui peuvent toucher aussi bien les enfants que les adultes. J’espère toutefois que la joie prend le dessus sur A Song Is Way Above The Lawn, je pense en particulier à Superhero qui ouvre le disque ou Flowers qui le clôt que je considère comme des chansons d’amour aux être que j’admire le plus, les enfants et leur gentillesse.

Ce qui fait également partie de cette notion d’évolution dans le rapport à la composition de The Innocence Mission, c’est ce jeu entre addition et soustraction dans vos arrangements, un peu à l’image de l’économie dans vos paroles. Plus le groupe vieillit, plus on sent une volonté de laisser de l’espace au silence et à l’imaginaire de l’auditeur. Qu’en pensez-vous ?

Karen Peris : Beaucoup de choses relèvent d’abord de l’intuition et s’appuient avant tout sur ce que la chanson semble exiger. Quelque chose qui est primordiale pour nous, pour chaque album que nous faisons, c’est qu’il y ait une atmosphère unifiée parce que c’est quelque chose que nous recherchons dans la musique des autre et c’est aussi un élément important qui crée le lien entre l’auditeur et le créateur. Donc, même en filtrant les influences nombreuses et variées, le son d’un album peut, nous l’espérons conserver sa propre personnalité.

Vous accompagnez ce disque d’illustrations faites par vous. On connaissait déjà votre rapport au dessin pour nombre des pochettes du groupe faites par vous. Mais avec A Song Is Way Above The Lawn, on a l’impression que vous dépassez la seule volonté d’illustration pour raconter comme une histoire parallèle aux paroles des chansons.  Il y a toujours eu dans vos paroles comme un rapport à la simplicité, à quelque chose de très visuel et limpide. Dessiner pour vos chansons c’est continuer d’explorer ce rapport à la simplicité peut-être non ?

 Karen Peris : C’était bien d’avoir une raison de faire plus d’illustrations que d’habitude, et vous avez raison, c’était utile d’avoir cette façon de transmettre une partie de l’élément visuel des chansons. Deux des chansons parlent spécifiquement de la lecture et du mystère du monde qui devient à la fois plus petit et plus grand, dans le bon sens, par la lecture. Ainsi, quelques-unes des illustrations sont liées à ces chansons. Le sentiment que j’éprouvais devant certaines pages de livres d’images quand j’étais enfant est quelque chose que je n’oublierai jamais. J’ai travaillé sur les dessins pendant une très longue période et plus tard sur les vidéos animées. Cela me demandait beaucoup de concentration et de temps mais c’est un travail paisible dont je ne me lasserai jamais.

Il y a dans votre vision et votre appréhension du monde quelque chose de presqu’asiatique, japonais peut-être. Cette contemplation des saisons qui passent, ce rapport aux arbres, à l’espace qui vous entoure, cet émerveillement face à ce qui vous entoure. Vous sentez-vous parfois déconnectée du monde qui vous entoure Karen ?

 Karen Peris : Non, je ne me sens pas déconnectée en général. Après c’est vrai que quand on est une personne discrète ici en Amérique, on peut se sentir un peu en dehors de la norme, hors des clous. La vie scolaire par exemple valorise l’athlète et l’extraverti, le sportif et le conquérant. J’ai pu me sentir un peu seule par le passé (sourire). Mais j’ai la grande chance de par mon travail avec The Innocence Mission de recevoir des messages de personnes qui ont écouté nos chansons et qui y ont entendu quelque chose de pertinent, des gens qui ont pris le temps de nous écouter et la gentillesse de me le dire.  Je pense que même si je vivais sans musique, j’aurais cette conscience d’une communauté humaine qui doit se nourrir de ses différences.

Que voudriez-vous que l’on retienne de vous, Karen quand il sera temps de quitter ce monde (le plus tard possible bien sûr) ?

 Karen Peris : J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme quelqu’un de reconnaissant pour l’amour de ma famille et pour la gentillesse des inconnus. Le plus grand espoir que je puisse avoir pour mes chansons est qu’elles puissent être comme un ami pour une autre personne. Concernant mes chansons, je crois qu’en tant qu’artiste, je suis en charge d’une grande responsabilité, celle que je dois à ceux et celles qui m’écoutent, j’ai toujours cette crainte chevillée au corps que mes chansons soient trop tristes, je me bats contre cela tout le temps.

Un grand merci à Karen et Don Peris pour leur gentillesse, leur sincérité et leur disponibilité.

A Song Is Way Above The Lawn est sorti le 08 octobre 2021 chez Bella Union.

Karen Peris (The Innocence Mission) – A Song Is Way Above The Lawn : un album solo enchanteur