[OCS] « Euphoria » : la redescente après l’extase ?

Au sortir d’une seconde saison qui s’est transformée en grosse déception, il était temps de faire le point sur Euphoria, une série TV clivante, adulée par nombre de jeunes téléspectateurs qui s’y impliquent émotionnellement, mais critiquable sur de nombreux points, en particulier formels.

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Zendaya – © 2022 HBO

Une première saison portée par ses acteurs :

Après avoir été longtemps réticents à nous plonger dans Euphoria, ressentant une aversion profonde pour les récits d’addiction, et leurs histoires trop prévisibles de déchéance, nous avons fini par en regarder la première saison, quand on nous l’a présentée comme une sorte de version US de ce Sex Education anglais que nous adorons. Et, de fait, nous avons apprécié ce portrait lucide de la sexualité des adolescents, confrontés à la mutation accélérée des comportements, des valeurs, des modes de communication individuels, dans un contexte d’angoisse générale quant à l’avenir de nos sociétés : les dommages causés par la virtualisation des rapports, la difficulté croissante de se choisir des repères moraux qui permettent d’effectuer une difficile transition vers l’âge adulte, le poids décuplé par les réseaux sociaux de l’image et du regard de l’autre, tout cela est en effet pertinent, et la plupart du temps, passionnant, même. Même en prenant en compte l’exagération (ou l’avance sur nous ?) états-unienne – déliquescence de la cellule familiale, omniprésence des drogues, recours immédiat à la violence, goût pour la pornographie associé à une pudibonderie profonde -, il est facile de voir en Euphoria une description juste, et qui plus est, empathique, des épreuves que traversent nos enfants. Et cela rend le visionnage de cette première saison important pour quiconque s’intéresse un minimum à ces questions, assez déterminantes quand même pour notre avenir à tous.

Euphoria S2 afficheCe qui ne veut pas dire que Euphoria soit le chef d’œuvre que beaucoup de gens célèbrent en ce moment. Si nous avons réussi à surmonter partiellement notre aversion pour les histoires de camés, c’est surtout grâce au talent de la jeune Zendaya, crédible dans toutes les situations – souvent extrêmes – qu’elle traverse : il reste néanmoins que nous n’avons pas pu éviter de soupirer d’ennui devant ses diverses rechutes, et l’inévitable répétitivité de ce parcours sans surprise.

Le scénario ainsi que la crédibilité générale de l’écriture des personnages (en particulier celui, central, de Nate Jacobs, qui ne fonctionne absolument pas, malgré le charme de son acteur, Jacob Elordi) s’avèrent vite assez erratiques, et très inférieurs de fait à leurs équivalents dans Sex Education. Franchement, sur toutes les questions « sexuelles » et « comportementales », Euphoria souffre des habituels clichés doloristes et lourdement psychologiques du cinéma commercial US standard… Moins de légèreté, moins d’humour, moins de « respiration » pour des personnages très stéréotypés dans des situations trop écrites, moins de vérité humaine : il suffit pour en être convaincu de comparer les scènes quasiment identiques de l’avortement dans les deux séries, pour réaliser combien le montage et la réalisation de Sam Levinson manquent de cette grâce pourtant essentielle à la description de l’adolescence (on est également loin du travail de grands réalisateurs comme Larry ClarkGreg Araki et surtout Gus Van Sant !).

Nombre de fans de la série se sont émerveillés devant les prouesses techniques de la photographie et de la mise en scène : si en effet, certaines scènes sont belles, ou simplement spectaculaires, elles restent plus dans l’artificialité du clip vidéo commercial que dans la vérité du Cinéma. C’est d’ailleurs une très agréable surprise de constater que les deux épisodes supplémentaires (de Noël ?), chacun consacré quasi uniquement à un dialogue – le premier entre Rue, l’addict, et son « guide » qui essaie de l’aider à décrocher, et le second entre Jules et sa psychologue – en viennent à l’essentiel, en se débarrassant enfin de toutes les scories de mise en scène qui ne servaient guère que comme technique de séduction d’un public ado.

Il nous reste à souligner l’élément le plus évident de la première saison de Euphoria, qui lui permet de transcender ses limites, c’est la présence littéralement stupéfiante de Hunter Schafer, acteur trans, dans le rôle pivotal de Jules : véritable incarnation angélique au cœur d’une série qui se complait plutôt dans les enfers de la société, Schafer porte à elle seule toute la Beauté du monde. Ce n’est pas rien…

Une seconde saison incohérente qui se transforme en véritable naufrage :

… Ce qui nous amène à la terrible déception qu’a constitué cette seconde saison d’une série qui a visiblement perdu le Nord. A moins que ce ne soit Sam Levinson, qui, enivré par le succès de sa première saison (on parle de Euphoria comme de la série TV la plus « commentée en direct sur les réseaux sociaux », quoi que ce soit que ça signifie…), a pensé qu’il pouvait faire tout ce qui lui passait par la tête. Comme commencer par deux épisodes jusqu’au-boutistes et extrêmement malaisants, transformer la partie de l’intrigue relative aux drogues en version bâclée de Breaking Bad, utiliser un épisode entier pour faire la démonstration de sa maîtrise formelle (un exercice de virtuosité passablement insupportable de vacuité), et puis terminer sa saison sur une idée a priori intéressante, mais qui se révèle catastrophique : à travers l’adaptation par Lexi (soit quand même le personnage le moins bien écrit de toute la série) de la vie de la petite troupe sous forme de pièce de théâtre, proposer une mise en abyme de l’intrigue, et confronter les personnages à leur propre image passée par le prisme subjectif de l’Art.

 

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© 2022 HBO

Cette idée du théâtre et de l’insoutenable réalisation de sa propre vérité est en effet si mal réalisée qu’elle se retourne complètement contre la série : au lieu d’élever les différents thèmes de Euphoria vers le symbolisme, ou au moins vers la métaphore, elle fait redescendre toute l’intrigue de plusieurs niveaux. En ne jouant pas le jeu du réalisme d’une pièce de théâtre montée par des lycéens (comme c’était, encore une fois, le cas avec la formidable théâtralisation provocatrice de la sexualité dans Sex Education, décidément le modèle que poursuit Levinson sans jamais l’égaler…) mais en adoptant les codes de la comédie musicale hollywoodienne, Levinson brise le pacte avec ses spectateurs de la « suspension consentie de l’incrédulité » : si la pièce de théâtre n’est pas vraie, alors rien n’est vrai. En faisant réagir ses personnages littéralement au premier degré face au miroir qui leur est tendu, il contredit le principe fondamental de la « représentation symbolique » qu’offre l’Art. Le résultat est absolument mortel pour cette seconde saison : les septième et huitième épisodes nous détachent totalement de Euphoria, condamnent la série à n’être qu’un jeu intellectuel imaginé par une équipe qui n’en avait, justement, pas l’intelligence. Pire, la conclusion de la saison, mêlant bain de sang, démolition convenue du quatrième mur, et happy end doucereux (avec l’annonce improbable faite par Rue à Jules…) confirme tragiquement la perte complète de direction de la série.

Et c’est dommage, parce qu’il reste au milieu de ce naufrage deux épisodes qui nous ont littéralement soulevés. D’abord le quatrième (You Who Cannot See, Think of Those Who Can), grand moment cathartique où le très beau personnage de Cal (Eric Dane, absolument formidable !) affronte enfin son homosexualité devant sa famille horrifiée. Et ensuite le cinquième épisode (Stand Still Like the Hummingbird), harassante course folle de Rue poursuivie par son addiction et par la police : en passant à un jeu purement physique qui la délivre de ses mimiques répétitives, Zendaya devient l’héroïne magnifique et pitoyable d’un thriller éprouvant, et Levinson met pour la première fois la virtuosité de sa mise en scène totalement au service de son histoire et de son personnage.

Deux épisodes parfaits au milieu d’une seconde saison ratée. A suivre ?

Première saison :

Seconde saison :

Eric Debarnot

Euphoria
Série TV US de Sam Levinson
avec : Zendaya, Hunter Schafer, Sydney Sweeney, Maude Apatow
Genre : drame
2 saisons de 8 épisodes de 60 min environ
Mise en ligne de la seconde saison sur OCS de janvier à février 2022

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