5 + 5 = les disques préférés d’Emmanuel Tellier

Après La disparition d’Everett Ruess, le journaliste et musicien Emmanuel Tellier revient cette fois avec un projet solo, un album superbe, évocateur de divers endroits d’Amérique du Nord. L’occasion de lui demander d’évoquer quelques albums fétiches venus d’Amérique ou d’ailleurs…

Emmanuel Tellier
© Matthieu DUFOUR

En févier dernier, Emmanuel Tellier nous conviait avec son album American Landscapes (Music for films Instr. Vol 1) à un beau et grand voyage à travers différents états d’Amérique au son de musiques très évocatrices. Un magnifique album qui nous a donné envie d’aller fouiller dans la discothèque du musicien (Chelsea, Melville, La Guardia, 49 Swimming Pools) mais aussi journaliste de métier qui a travaillé notamment pour Les Inrockuptibles et Télérama et qui est actuellement rédacteur en chef de la rubrique culture à l’hebdomadaire Marianne.

5 disques du moment :

Laura Marling – Song for our daughter (Partisan/Chrysalis, 2020)

L’album que j’écoute le plus actuellement n’est pas tout à fait nouveau, il a deux ans, mais j’y fais encore des découvertes – je le trouve d’une fraicheur inépuisable. Laura Marling est à la fois une grande songwriter et une grande interprète : le titre le plus éloquent, à ce titre, est Held down, dont la progression harmonique portée par une ligne de basse très exposée me saisit à chaque fois. Depuis Suzanne Vega, je suis très attentif aux voix et aux choix de ces filles qui écrivent et jouent en solo, je suis par exemple de près tout ce que fait Laura Veirs – ou dans un autre style Feist. Leur approche de l’écriture m’intéresse d’autant plus que leur registre vocal, un ou deux octaves plus élevé que dans le cas d’une voix d’homme, modifie leur rapport à l’ensemble du spectre sonore, et je suis fasciné par leur façon de « poser » leurs voix et de la sculpter dans les contraintes d’un décor instrumental complexe avec batterie, piano, guitares… Laura Marling, pour moi, est la meilleure dans cet exercice.

Elbow – Flying dream 1 (Polydor, 2021)

Je suis très touché par Elbow en raison du caractère «non spectaculaire », non-star, de ce groupe. Si j’avais continué en formation groupe, avec Chelsea ou avec 49 Swimming Pools, et que le succès avait été au rendez-vous, alors c’est ce genre d’attitude de groupe que j’aurais recherché et attendu de mes camarades. Tous les groupes du monde ne rêvent pas forcément de jouer dans des stades et de passer sur MTV. Elbow avance à son rythme, depuis des années, et fait les choses à sa façon. Le public anglais, fidèle et intelligent, permet ça. Sur ce dernier disque aux mélodies très touchantes, superbement écrites, on sent un groupe parfaitement en confiance à l’intérieur du cadre esthétique qu’il s’est fixé. Ils ont leur univers esthétique, leur grammaire propre, un rapport très original au minimalisme et à l’espace, mais aussi un amour des belles matières sonores. C’est une musique qui vibre et qui respire. Ils ne seront peut-être jamais dans les livres d’histoire du rock, mais peu importe, leurs albums rendent des dizaines de milliers de personnes heureuses.

Mauvais Sang – Des corps dans le décor (DecemberSquare, 2022)

Je triche un peu car ce sont des copains, mais avant toute chose, je les admire énormément : j’ai rencontré les cinq musiciens de Mauvais Sang – dont l’album va paraître en avril chez DecemberSquare – dans leur région, entre Annemasse et Chamonix. Ils sont très jeunes, artistiquement très libres et ambitieux, ils sont hyper doués mélodiquement, ils sont cultivés et culottés, ils sont tout ce que j’aimerais être si j’avais 22 ou 23 ans aujourd’hui. Voilà typiquement le genre de musique et d’écriture qui, selon moi, pourrait toucher un public à la fois vaste et varié, si seulement la France (à la manière de l’Angleterre) avait une culture musicale plus développée et des médias plus qualitatifs et influents. Des fans de Ferré, de Reggiani, de Bashung, pourraient (et devraient) aimer ça. Les fans de Carax aussi, mais également des fans de rock avant-gardiste. Cette musique d’une grande poésie arrivera-t-elle jusqu’à leurs oreilles ? Je l’espère, ils le méritent.

Beach House – Once Twice Melody (PIAS, 2022)

Parfois, je garde un groupe « pour plus tard ». Je me dis : ceux-là, j’en ferai le tour le jour venu, rien ne presse. C’est peut-être une réaction tardive aux années où je bossais aux Inrocks (1988-2000), une époque où, par nature, on était amenés à écouter les groupes très tôt dans les carrières (quelques souvenirs : les Tindersticks, Shed Seven, Gene, Oasis, Blur, Suede, on les voyait tous grandir en direct…). Finalement, des années plus tard, j’aime bien l’idée de manquer des étapes et de me faire mon avis à mon rythme. Pour Beach House, comme tout le monde, j’ai aimé le premier album en 2006, puis les singles quand ils cartonnaient (il était difficile de les ignorer, et puis cette musique un peu « lunaire » avait tout pour me plaire, ayant aimé Mazzy Star, Galaxie 500…) Mais ensuite, il y a des albums du groupe sur lesquels j’ai fait l’impasse. J’ai donc avalé « Once Twice Melody » avec les oreilles assez vierges, et j’adore cette idée d’une synthèse particulièrement bien travaillée entre une esthétique très années 80, des fragments tirés de New Order, d’autres des Cocteau Twins, et cette ambition affirmée de fabriquer du « « gros son qui doit autant aux Dandy Warhols qu’à quelqu’un comme Moby. Au final, je trouve que Beach House est un bon marqueur, qualitatif, jamais cheap, de ce qu’on peut produire comme musique en 2022 quand on veut toucher un large public.

Villagers – Fever dreams (Domino, 2021)

Pour moi, Conor O’Brien est au dessus du lot actuellement. Je ne sais pas d’où lui viennent ses mélodies et ses idées d’arrangements, mais il est très très fort. Pour le coup, c’est l’inverse de que j’ai écrit précédemment pour Beach House : avec ses Villagers, je ne pouvais pas en rater une miette. J’écoute tout, singles, albums, la semaine de leur sortie. Je fais ça aussi avec Ron Sexsmith, Midlake, les Fleet Foxes, les Strokes – voilà les gens que je suis en direct… « Fever dreams », le dernier Villagers, paru l’automne dernier, n’est pas forcément le meilleur. Je pense que c’est un disque intermédiaire. Mais comme d’habitude, il y a au moins 4 ou 5 chansons qui sont hors-norme. Et surtout, le plus frappant chez ce groupe, c’est la finesse du son, la précision du jeu sur les instruments, ce sont de purs orfèvres. La délicatesse est une qualité très difficile à obtenir en musique, c’est très casse-gueule. Ça peut rapidement sonner « petit », ou un peu fragile. Pas chez les Villagers : leur délicatesse est très construite et assumée, comme (dans deux genres différents) chez Prefab Sprout ou bien plus tôt quez Nick Drake.

5 disques pour toujours :

Scott Walker – Scott IV (Philips, 1969)

Je vais essayer d’être plus bref que sur les cinq disques actuels. A propos de Scott Walker, un mot pour les distraits : si vous ne connaissez pas, ou pas bien, vous avez de la chance car de grands bonheurs vous attendent. A condition bien sûr d’aimer l’éloquence, les belles grandes voix, et les artistes à voix – comme Sinatra, Brel, Bowie, plus récemment Jarvis Cocker – qui aiment chanter depuis un piédestal. C’est à dire des chanteurs qui ont une forme d’autorité naturelle, et qui mettent tout le monde à genoux dès qu’ils l’ouvrent. Parfois, je me demande pourquoi plus personne ne joue ce genre de musique en 2022, alors qu’elle n’a rien de datée… La chanson The Seventh Seal continue à « me tuer » à chaque écoute.

The Woodentops – Giant (Rough Trade, 1986)

Un cas unique, à l’échelle de l’indie-pop anglaise, et même plus largement me semble-t-il : un groupe sans parenté tracée, sans lignage, et donc sans héritage ni héritiers. Et pourtant, c’est quoi, la musique des Woodentops ? Rien de bien original sur le papier : une batterie frénétique, une basse qui galope en tentant de suivre le tempo infernal, des guitares qui jouent deux fois plus vite que n’importe qui, et un génie de l’écriture, Rolo, pour faire tenir le tout, de sa voix si charmante, de ses textes surréalistes, de tout son être. Pour moi, les Woodentops, c’est presque moins de la musique qu’un art total, graphique, poétique, imaginaire. Un monde qui n’appartient qu’à eux, que je ne trouve pas du tout difficile d’accès, et qui pourtant n’a pas d’équivalent (aucun autre groupe n’a leur son). Je les ai vus sur scène quand j’avais 18 ans et ce fut une immense claque, en même temps qu’une libération.

Morrissey – Vauxhall and I (Parlophone, 1994)

Il y aurait eu un côté trop évident à citer les Smiths, même si évidemment ce groupe a changé ma vie (et s’il faut citer un des albums, pour moi, c’est Strangeways le meilleur… oui je sais, long débat… on pourrait y passer des heures…). Mais en fait, dans l’élan des Smiths, Morrissey a continué à être très bon, notamment dans cet exercice où il excellait alors : le mot juste, dans la phrase juste, avec l’intonation parfaite, le timing parfait, sur la bonne note, dans la bonne intention… A ce titre, « Vauxhall and I » est une véritable « masterclass ». Il n’y a pas un seul mot qui ne sonne pas sur cet album, pour moi très supérieur à tout ce qu’il a fait ensuite… Il était, selon moi, à son apogée sur ce disque. Quel extraordinaire parolier et chanteur jusqu’à… jusqu’à son déclin un peu consternant, artistiquement et politiquement, dans les années 2000 (no comment necessary).

The Waterboys – Fisherman’s blues (Chrysalis, 1988)

Choix qui surprendra peut-être, mais quelque chose d’unique me lie à ce disque, l’un de ceux que j’ai le plus écoutés dans ma vie – et aucun risque que ça s’arrête. J’aime tout dans cette musique. Ça sent le large, ça sent la mer, la pluie d’Irlande, la vie, la tristesse puis la joie, l’amour, l’amitié, l’espoir, les embruns, les ennuis, l’alcool et les verres qui se vident, les ballades le matin, les départs et les retrouvailles. Mike Scott a expliqué que pendant l’enregistrement, le groupe ne touchait plus le sol : tout sonnait juste, ils étaient parfaitement accordés les uns aux autres, comme en état de grâce. Ça s’entend à chaque instant.

Lee Morgan – The Sidewinder (Blue Note, 1964)

Voilà une musique sur laquelle il est difficile de mettre des mots. J’écoute de plus en plus de bebop et de hardbop, sans doute parce que précisément, c’est une musique qui se passe de mots. Quelqu’un lance un motif sur quelques notes – et en cela le trompettiste new yorkais Lee Morgan était un maître, un grand créateur de « hooks » – puis ensuite tout le monde part en voyage pendant quelques minutes, généralement sous la conduite du batteur – et quand c’est Art Blakey, alors c’est merveilleux. Je n’ai pas encore l’oreille assez éduquée pour écouter du jazz totalement destructurée, alors le bebop et le hardbop me vont très bien. Si vous ne connaissez pas « The Sidewinder », allez-y les yeux fermés, c’est une musique qui fait se sentir vivant.

Emmanuel Tellier – American Landscapes (Music for films Instr. Vol 1)