Clara Engel – Their Invisible Hands : une artsite qui n’entre dans aucune case

Un des secrets les mieux gardés de la musique contemporaine : Clara Engel. Déjà des tas de morceaux superbes. Il est grand temps de les découvrir. Une musique dépouillée, quasi-mystique. Entre classique et folk. Profitez d’un album rare, fort, émouvant.

Their Invisible Hands, Clara Engel

Quand on lui demande comment « ils » (they/them) décriraient leur musique, Clara Engel dit en être « trop proche pour bien en parler ». Et aussi « préférer éviter quand elle peut » de le faire. Comme de parler de sa façon d’écrire. « Les chansons me viennent de manière fragmentée, avec juste une phrase ou quelques mots et puis j’explore et je développe. » Comment ? Difficile à dire précisément, « ce serait comme une araignée essayant d’écrire un manuel sur comment tisser une toile. » Clara Engel préfère se référer à ce que d’autres ont dit, comme du « blues sacré et minimaliste d’une autre galaxie ». Ou du « folk art ». D’ailleurs, même « blues » et « folk » ne correspondent pas vraiment à ce qu’on entend sur Their Invisible Hands. Voilà une musique qui échappe à une définition précise, trop riche pour être classée dans une case musicale. Une musique d’une très grande force. D’autant plus forte qu’elle est économe en moyens, c’est là que le terme de « minimalisme » prend tout son sens. Quelques instruments, quelques notes, des arpèges de guitares, une voix aux inflexions chaudes, des silences suffisent à Clara Engel pour créer des émotions d’une intensité et d’une puissance poétique rare.

« I think of my songs as a form of musical poetry: the meaning of the words is important to me, but so is their cadence and how they interact with the guitar phrasing. »
(Clara Engel)

Their-Invisible-Hands

Une musique du peu, bien plus que minimaliste d’ailleurs. Le terme, là encore, est imprécis. Il occulte une dimension essentielle de la musique de Clara Engel : le dépouillement, la pureté. Une musique purifiée. Clara Engel polit ses chansons, les débarrasse progressivement de tout ce qui pourrait être inutile et qui pourrait polluer l’écoute : « I want the bones of the song to shine through with clarity, so I want all the other elements to support them. » Et pour atteindre cet objectif, Clara Engel travaille et retravaille, version après version. Le travail, l’exercice — la pratique — sont essentiels. Ce qui l’intéresse n’est pas le but mais le chemin. Vivre et écrire des chansons obéissent à la même règle : travailler, répéter, s’exercer. Quand la vie s’arrêtera, le travail s’arrêtera également. Et réciproquement.

« I do edit my words quite rigorously, I tend to have many drafts of a song, but I don’t really believe in achievements so much as I believe in having a practice. My practice is to write these songs. The work ends when my life ends – and I mean that in a life-affirming way. »
(Clara Engel)

Cette musique pure est aussi une musique de la purification, du dépouillement. C’est là que le terme de « sacré » prend tout son sens. Écouter Their Invisible Hands c’est faire une expérience quasi-mystique dans laquelle on finit par s’évader complètement, oublier même qu’on écoute de la musique. Écouter cet album, c’est ouvrir une porte et commencer un voyage dans une autre dimension. Planer au dessus du sol dans une forêt étrange où flotte une brume tiède et rassurante, avancer vers l’inconnu sans aucune peur ni inquiétude. Clara Engel nous emmène ailleurs mais en restant avec nous, toujours. L’impression de ramer dans une mer de feuilles d’or – le titre d’un des morceaux, le superbe instrumental Rowing Home Through a Sea of Golden Leaves. Lentement, comme dans une procession. Et cela dure pendant plus d’une heure (la durée de l’album).

13 morceaux qui s’enchaînent avec perfection et forment un tout d’une grande cohérence. Tous à la fois un peu les mêmes et très différents. Si bien qu’il serait difficile d’en sortir un en particulier. I Drink The Rain ou Glass Mountain, The Party Is Over ou Golden Egg sont superbes d’émotion et de retenue. Suspendus dans le vide par quelques fils de guitare délicats et une voix profonde. A bien y penser, on pourrait aussi ranger dans la même catégorie High Alien Priest ou même Ginko’s Blues – qui n’est franchement pas un blues –, un morceau très fort. Vraiment difficile de distinguer ces morceaux ou d’avoir envie de le faire. Peut-être O Human Child, le premier morceau de l’album dont les paroles viennent de W. B. Yeats, The Stolen Child et The Devils Are Snoring, le dernier, qui partent plus à la limite de la musique classique quelque part entre Arvö Part et Jan Garbarek. Ou Magic Beans et Cryptic Bop, sur lesquels les percussions rendent la dimension mystique encore plus évidentes.

Alain Marciano

Clara Engel – Their Invisible Hands
Label : auto-produit
Parution : 15 avril 2022