Y a-t-il encore une place pour l’amour dans l’arène frénétique que représentent les réseaux sociaux, autoroute assourdissante vers l’apocalypse ? Le mythe de l’Atlantide subtilement revisité par le prisme de notre monde technologique et « communicant ».
Un village balnéaire, de nos jours, au bord de la Méditerranée… Quand les vacances se terminent et que flot des touristes se retire, l’ambiance devient lugubre. Pour la jeunesse, qui s’ennuie ferme, toute la vie tourne autour de « Snoop », l’arène sans pitié des réseaux sociaux. Et gare aux boloss qui ne seraient pas à la hauteur, le pire châtiment étant de se retrouver filmé à son insu par un poucave dont l’objectif est d’exploser le nombre de vues, peu importe les conséquences pour la victime !
Pour Gabriel, le seul de sa classe à ne pas avoir de portable, c’est la loose totale. Timide et solitaire, cible des quolibets, le jeune garçon passe son temps libre à récupérer les canards en plastique échoués sur la plage. Quant à Luna, la pin-up du collège, maltraité par son père, tiraillée entre son besoin d’amour et de s’exhiber en tenue légère sur sa page Snoop, elle ne brille qu’en étant le centre de toutes les attentions. Deux personnages que tout semble opposer, et pourtant… si l’un porte le nom d’un astre et l’autre d’un ange, les lois de l’attraction vont jouer à plein.
Rarement une bande dessinée n’aura aussi bien décrit la jeunesse actuelle, cette jeunesse « née avec une souris dans les mains » et biberonnée aux écrans tactiles. Mais ici, point de critique désabusée d’un système où les humains seraient asservis par la high-tech, non. D’autant que les adultes, même ceux nés avant le bond technologique des années 90, ont eux-mêmes succombé aux halos hypnotiques de l’univers connecté. Bref, Cyrille Pomès ne la juge pas, cette jeunesse un peu vaine et immature, obsédée par le nombre de likes sur ses posts et prête à hurler avec la meute des réseaux pour ridiculiser un camarade pas dans la norme, il se contente de raconter une histoire très actuelle, une histoire racontant notre monde tel qu’il apparaît dans ces années 2020.
Par contraste avec un univers technologique où la communication passe par le smartphone, le théâtre de l’action se situe dans un environnement physique particulier : celui d’une petite station balnéaire hors saison, « un village de zombies » où la vie semble s’être arrêtée quand les vacanciers « tartinés de crème solaire trop chère » ont déserté les lieux. En établissant un parallèle avec le mythe de l’Atlantide dans son introduction, l’auteur réussit à insuffler d’emblée de la magie dans le récit. Reste à savoir quelle sera la punition pour les habitants du village, et si elle sera aussi tragique que celle subie par les Atlantes…
On apprécie le dessin souple et ondulant, avec ces silhouettes étirées par les vents maritimes, ces très belles aquarelles magnifiant des cieux crépusculaires. Tout comme il a su restituer la « langue jeune », un brin agaçante pour les « darons » et « daronnes » que nous sommes, avec des « genre », des « trop pas » et des « de ouf » à foison, Pomès sait parfaitement croquer les postures de ses personnages, alliant naturel et dynamisme. Couleurs et cadrages appropriés font le reste. La petite trouvaille réside dans les mini-phylactères représentant par des logos les bips des smartphones (notes de musique, enveloppes, appareils photo…).
Si l’on peut admettre que la narration aurait pu être plus resserrée (sans ces quelques digressions dont on ne saisit pas forcément l’intérêt), la conclusion est magnifique, avec cette parenthèse enchantée, d’une poésie sublime, où Gabriel et Luna sont assis sur la plage déserte, face à la mer. Tandis qu’à proximité, leurs camarades désœuvrés s’abiment et se noient dans les excès d’une fête pour oublier la grosse panne internet, les deux ados qui ne pouvaient pas communiquer vont finalement s’avouer leurs petits secrets sous la lune, provoquant (peut-être) l’émotion et l’indulgence des dieux vengeurs… Rien que pour ce passage, la lecture de Moon vaut amplement le détour !
Laurent Proudhon