Placebo – Never Let Me Go : une réévaluation…

Parce qu’il nous semblait difficile de trancher à sa sortie entre les grandes qualités et les gros défauts du huitième album de Placebo, nous avions mis de côté Never Let Me Go. Pour le ressortir aujourd’hui, et le réécouter avec beaucoup plus de plaisir.

Placebo
©Mads Perch

La sortie de Never Let Me Go, le premier album de Placebo depuis Loud Like Love, 9 années plus tôt, a donné lieu à une jolie polémique entre fans – ravis de retrouver leur groupe préféré, quasi inchangé malgré le nouveau look cheveux longs et moustaches de Brian Molko – et détracteurs – qui ont souvent profité de l’album pour déverser leur haine d’un « Rock » à guitares qui représente pour eux une époque dépassée, un mélange quasi réactionnaire de postures vides et de sentiments théâtralisés jusqu’à l’exagération la plus impudique.

Never Let Me GoIl était difficile dans un tel contexte de se prononcer objectivement sur un disque qui ne méritait probablement ni excès d’amour, ni condamnation au pilori. Un disque qui, sans doute, vingt ans plus tôt, aurait été considéré comme un « nouveau classique », mais qui souffre avant tout aujourd’hui de ne plus « être de son temps ». L’introduction – un mauvais choix, indiscutablement – de Forever Chemicals cristallise le style Placebo, ou plutôt les tics du groupe : lyrisme exagéré de la musique, supportant une constatation banale des dégâts d’un recours aux drogues ou aux médicaments, mais aussi une justification maladroite de la nécessité de se protéger grâce à la chimie de l’horreur du monde… On n’est jamais loin du stéréotype, de la pose « rock’n’roll » : « And it’s all good when nothing matters / It’s all good when no one cares / It’s all good when I feel nothing / It’s all good when I’m not there » (Et tout va bien quand rien n’a d’importance / Tout va bien quand personne ne s’en soucie / Tout va bien quand je ne ressens rien / Tout va bien quand je ne suis pas là).

Il faut passer ce faux pas, et aller au cœur de Never Let Me Go, et sans doute l’écouter plusieurs fois – un paradoxe malgré l’immédiateté des mélodies, plutôt réussies d’ailleurs, qui peuplent l’album – pour en comprendre la vérité, la sincérité, et sans doute, du coup, la pertinence. Comme par exemple en écoutant attentivement un This Is What You Wanted, chant accablant de désillusion (« This is what you wanted / And you got it, now you hate it / ‘Causе it’s a disappointment / Your expectations wеre way too fucking high / Now you’re angry, frustrated / You’ve created your own special hell » – C’est ce que tu voulais / Et tu l’as, maintenant tu le détestes / Parce que c’est une déception / Tes attentes étaient bien trop élevées / Maintenant tu es en colère, frustré / Tu as créé ton propre enfer personnel) porté par un piano romantique très efficace, ou un magnifique Went Missing, qui aurait fait une parfaite conclusion au disque, avec son désir insatiable pour une disparition définitive (« People were singing / For what it’s worth / When I went missing for a living / I took the subway to Humble Pie / And I went missing for a living / Too much temptation I can’t satisfy » – Les gens chantaient / « For what it’s worth » / Quand j’ai disparu pour pouvoir vivre / J’ai pris le métro jusqu’à Humble Pie / Et j’ai disparu pour gagner ma vie / Trop de tentation que je ne peux pas satisfaire). Brian Molko, cinquante ans ce mois-ci, s’interroge logiquement sur ce que l’on appelle de manière caricaturale le « sens de la vie », et si l’on arrive à se soustraire des excès « émo » de sa musique, il y a quelque chose de poignant dans cet album.

Ce sont en fait les moments les plus tristes de cet album, comme Happy Birthday In the Sky – qui part pourtant d’un autre cliché (la perte d’un être aimé) et débouche sur un nouvel appel aux ressources de la chimie (« I want my medicine » – Je veux mon médicament), qui justifient son existence, ou qui, mieux encore, en font un beau disque de chevet. Et les préoccupations environnementales, certes maladroitement mises en scène sur la pochette, ajoutent un effet d’accumulation par rapport à cette fatigue de vivre qu’exprime Brian Molko quasiment dans chacune de ses chansons : Try Better Next Time, avec un refrain imparable et un texte pour une fois malin, est le « sommet écolo » du disque (« There’s a place in the forest where the animals dance / Carefree and joyous like nobody’s watching / So they laugh and they dance around mahogany trees / Completely unaware they’re gonna end up as meat » – Il y a un endroit dans la forêt où les animaux dansent / Insouciants et joyeux comme si personne ne les regardait / Alors ils rient et ils dansent autour des acajous / Complètement inconscients qu’ils finiront comme de la viande)

Never Let Me Go n’est malheureusement pas exempt de scories, qui empêcheront qu’on le célèbre comme une réussite complète de Placebo : chaque fois que Brian Molko et Stefan Olsdal tentent de moderniser leur musique, en ajoutant une bonne dose d’électronique, la chanson s’avère un échec (Surrounded by Spies, Sad White Reggae), pendant que certains de ses textes sont réellement difficiles à défendre (Hugz atteint les sommets en termes de ridicule clicheteux).

Il y a au milieu de ces hauts et de ces bas, qui expliquent aussi bien les louanges que les critiques, un titre au moins qui nous rassure sur la santé artistique de Placebo : le magnifique The Prodigal, transcendé par des cordes qui se substituent avec bonheur aux excès de guitares électriques. Le fait qu’il s’agisse à la fois d’une chanson d’adieu (« I’ve untold all of my lies / And all the joy I leave behind / I’ll miss you too, love of mine / Today no tombstone, no goodbyes » – J’ai oublié tous mes mensonges / Et toute la joie que je laisse derrière moi / Tu vas me manquer aussi, mon amour / Aujourd’hui pas de pierre tombale, pas d’au revoir) et d’espoir (« When I return, a better mе / You’ll see that sorrow can set you free » – Quand je reviendrai, un meilleur moi / Tu verras que le chagrin peut te libérer) n’y est pas pour rien.

Grâce à ce huitième album, Placebo ont néanmoins prouvé qu’ils pouvaient toujours remplir de grandes salles avec des fans transis et émus. Espérons que le neuvième soit l’opportunité de capitaliser sur une nouvelle profondeur thématique, et d’abandonner les tics les plus embarrassants de leur musique. On en fait le pari…

Eric Debarnot

Placebo – Never Let Me Go
Label : Elevator Lady (Virgin Records France)
Date de publication : 25 mars 2022