Pink Floyd – Atom Heart Mother : La Vache qui (Mû)rit

Les expérimentations d’Ummagumma ne seront pas restées stériles. Les sixties viennent de se terminer et l’on s’apprête à relancer la machine Rock pour dix piges, les Floyd comptent bien peser sur la nouvelle décennie qui commence. Atom Heart Mother vient clairement exposer les nouvelles ambitions de la formation – Symphonique, progressive…- et assoir un style de plus en plus affirmé. « L’album à la vache » vient poser un jalon – essentiel ! – de plus dans la chronologie Floydienne préparant, dans ses envolées lyriques notamment, l’épanouissement créatif et musical futur.

atom mother earth

La réception d’Ummagumma malgré une volonté expérimentale évidente et le refus d’un quelconque compromis sur la direction artistique qu’ils souhaitaient prendre (le fort caractère de Waters et son obstination créative commence à imprégner doucement le groupe) a été bien reçu. Cinquième des charts Anglais et Grand prix de l’académie Charles-Cros en France notamment, le disque est loin d’être un échec.

On sait depuis que le groupe a désavoué l’album parlant de désastre, de boursouflure créative, mais si cette liberté qu’ils s’étaient accordée et qu’ils n’ont pu réguler n’a pas donné le meilleur album du Floyd, il a ouvert de nombreuses pistes artistiques et redonné confiance à une formation encore vacillante.

En cet an de grâce 1970, c’est une fois de plus avec le cinéma que les Pink Floyd vont se remettre en selle. Le grand Michelangelo Antonioni va faire appel au groupe pour illustrer son nouveau film : le polémique Zabriskie Point. Antonioni, maniaque et perfectionniste, s’impliquera totalement dans la création de sa B-O distillant ses conseils et donnant des ordres au groupe sur la direction musicale à suivre. Les sessions se passent mal et Antonioni ne gardera finalement que quelques morceaux proposés par le groupe rajoutant « l’humiliation » à la rancœur.  » C’était l’enfer, un enfer ! «  avoua Roger quelques années plus tard.

De retour à Londres, c’est aux studios Abbey Road que nos 4 amis vont poser leur valise pour mettre en chantier leur cinquième album. Forts de leur expérience, d’un travail assidu et d’une recherche constante sur les nouvelles tendances et les nouveaux moyens de production, c’est en véritables professionnels que les Floyd vont appréhender ce nouvel album. On sent depuis Ummagumma – et un peu A Saucerful… – quelques velléités symphoniques et une certaine emphase musicale qui s’exprime sur certains titres de la formation (Sysyphus, A Saucerful of Secrets …) qui fait lorgner de plus en plus le groupe vers un Rock progressif et expérimental délaissant ce Rock Psychédélique qui leur avait apporté la gloire. On avait compris que dans le – soyons gentils ! – pas très réussi Sysyphus de Richard Wright, de par son entièreté instrumentale, sa division en actes et sa volonté épique – soyons gentils ! – pas très convaincante, il y avait l’envie de taquiner la structure classique de la musique, de dépasser son propre style et d’aller voir de l’autre côté du miroir. Si l’idée même de mêler les styles, la musique classique au Rock notamment n’est pas neuve – on se rappelle du Sergent Pepper’s… des Beatles et son orchestre symphonique ou encore et surtout du Days of Future Passed en 1967 album pionnier de concept rock symphonique des Moody Blues – les Pink Floyd veulent y ajouter leur grain de sel.

Le grain de sel se nommera Atom Heart Mother et sera le premier titre de l’album éponyme. « L’album à la vache » comme il sera longtemps – et « est » encore – appelé, interpelle déjà par sa signature visuelle étrange et décalée – qui restera une marque de fabrique très floydienne – et semble percuter le contenu du disque d’un élan presque surréaliste (certains y auront vu quelques significations alambiquées et autres théories fumeuses) interrogeant sur un rapport quelconque avec la musique proposée. Car quel rapport entre Lulubelle III – c’est le nom de la vache – et ce premier titre ? Quel rapport entre cette scène champêtre, ce joli portrait animalier et les cuivres épiques qui viennent ouvrir ce premier morceau de presque 25 minutes (une face complète de disque vinyle) ? Aucun ! Ou si ! Ce petit grain de sel justement qui fait de Pink Floyd ce groupe qui sort du lot, ce groupe que l’on a envie d’écouter.

Ce grain de sel qui fait démarrer le premier mouvement de l’opus Atom Heart Mother par des cuivres morriconiens qui explosent et laissent découvrir le thème principal de l’œuvre. Car si Gilmour trouve le thème central et son aura de « Western Imaginaire » selon Roger, les Pink Floyd calent. Le thème est là, l’idée de l’œuvre classique et de son amplitude symphonique également, mais rapidement le groupe se retrouve à court d’idées. Alors, fait rare chez les Floyd, la solution, la clé de ce casse-tête qui doit dans un même élan fusionner Rock et Classique viendra de l’extérieur. C’est Ron Geesin (musicien et compositeur extravagant connu également pour sa conception très novatrice du travail du son) qui viendra co-écrire et superviser l’orchestration du morceau. Tenter d’accorder, de raccorder toutes les pièces de ce puzzle infernal.

Pour tenter de mettre en place une structure lisible et fluide, le morceau se décomposera en 6 mouvements plus ou moins équilibrés. Une sorte d’architecture musicale qui ferait tenir cet opus lourd et complexe sur des fondations solides, des assises stables sur lesquelles se reposer.

Le premier mouvement Father’s Shout après une sorte de brouhaha d’avant-concert, d’instruments qui s’accordent, qui semblent rechercher le thème principal en tâtonnant, laisse soudain les cuivres tonitruants envahir pleinement l’espace soutenus par la nerveuse instrumentation Rock des Floyd. Le deuxième mouvement intitulé Breast Milky reprend tout en douceur le thème central. C’est la tristesse du violoncelle qui se fait entendre, des notes douces et plaintives exacerbent l’émotion et sont accompagnées d’un Richard Wright à l’orgue Hammond très classique, très sérieux qui ouvrent la voie à David Gilmour qui fait s’envoler sa guitare slide vers des hauteurs insoupçonnées – on découvre à ce moment là le toucher aérien, léger comme une plume et le style très marqué du guitariste – dans un solo splendide, atmosphérique et planant à souhait. Lorsque s’ouvre le troisième mouvement, Mother Fore, ce sont d’abord les voix cristallines des femmes de la chorale de John Aldiss qui interviennent, avant d’être rejoint par les basses masculines dans un final de partie « carminaburanesque » aux rythmiques musclées. L’intervention du Floyd en fin de séquence rehausse les chœurs et apportent une modernité et une vigueur supplémentaire à l’ensemble vocal. On sent un problème de transition, un collage un peu forcé tout de même entre Mother Fore et le quatrième mouvement Funky Dung. Funky Dung qui comme son nom l’indique, vient balancer, par le biais de la basse bien groovy de Roger et une ligne funk bien chaloupée de Rick Wright et son orgue Farfisa, un tempo saccadé, funky jusqu’à l’os. L’entrée de Gilmour lâchant un solo bluesy particulièrement savoureux sur cette ligne funk se voit parasité sur la fin par le retour quasi mystique des chœurs lançant des invocations cabalistiques dans une langue occulte, et finalement la reprise du thème principal en fin de mouvement. La cinquième partie souffre également d’un léger problème de transition : Mind Your Throats Please est la partie la plus expérimentale du morceau, la plus psychédélique – on pense inévitablement aux expériences électro-acoustiques à l’œuvre sur The Piper at the Gates of Dawn de 1967 -. Une sorte de magma musical, de chaos sonore qui laisse entrevoir les bribes distordues des différents thèmes du morceau, nous entraînant inévitablement vers la conclusion de ce bloc instrumental inédit. Remergence, sixième et dernier mouvement de cette « mère au cœur atomique », cette Atom Heart Mother (Geesin trouva le titre en toute dernière minute en lisant un article de journal sur une jeune maman porteuse d’un pacemaker munie d’une pile au plutonium) vient mêler les deux principaux thèmes (celui de Father’s Shout et de Breast Milky),  entremêlant ce premier thème épique, westernien, et la mélancolie de ce violoncelle larmoyant du second jusqu’à un final symphonique grandiloquent et cathartique, une apothéose où le groupe, l’orchestre et la chorale viennent terminer ensemble, main dans la main, cette magnifique fusion des genres, ce superbe exemple de Rock symphonique.

Il est maintenant grand temps de changer de face, de mettre la face B après avoir pris de plein fouet cette œuvre longue et complexe, traversée de mille influences plus ou moins bien digérées. Et c’est un autre monde que les Floyd viennent offrir, une respiration folk et bucolique en totale opposition avec la construction classique de AHM et son architecture alambiquée.

Waters se replonge encore dans cette Acid Folk qui semble ne plus le quitter depuis More. Avec If, c’est un Roger pénitent qui vient s’excuser de son éloignement géographique et sentimental auprès de sa douce. Accords paisibles, piano mélancolique et solo légèrement saturé offrent une douce respiration, une simplicité bienvenue. Richard Wright de son côté, avec Summer’68, ressuscite une époque si proche et qui paraît pourtant si éloignée, des décennies semblent s’être passées entre cette Hippie Pop juvénile et insouciante et cette année 1970 qui voit le Rock se durcir, s’intellectualiser, se progressiver. Wright réussi sa chanson, offrant une Pop référencée et ciselée avec le retour de ces cuivres théâtraux à l’œuvre sur AHM qui amènent un peu d’exubérance à cette ballade dans l’air « d’un autre temps ». Gilmour vient également poser sa pierre à l’édifice en rajoutant des kilos d’herbe tendre et de pâquerettes – Peut-être un rapport avec la vache de la pochette ? – avec une ballade Pop-Folk un brin paresseuse jusqu’au final où le guitariste nous offre un solo éraillé, sale comme l’enclos de notre Lulubelle III, qui vient réveiller cette Folksong un peu poussive. Alan’s Psychedelic Breakfast termine le disque sur quelques expérimentations sonores durant le petit déjeuner d’un roadie du groupe, Alan Stiles. Alternant bruits de couverts qui s’entrechoquent, de théière qui chauffe, de beurre étalé sur du pain grillé avec quelques instrus’ assez dispensables. Une clôture d’album franchement en demi-teinte après le beau moment de musique que le groupe nous a offert pour ce cinquième disque.

« J’ai ré-écouté cet album récemment : mon Dieu, c’est de la merde ! Probablement notre pire réalisation artistique ! » lâchera David Gilmour dans une interview en 2001. Et si le génie de la Fender Stratocaster se trompait ? Le groupe ne sera pas tendre avec AHM. Il y aura une sorte de rejet de la part du Floyd envers ce cinquième album. Et pourtant ! Pourtant cet AHM semble inaugurer ce nouveau Pink Floyd. Ce Pink Floyd débarrassé des oripeaux d’un Psychédélisme trop brillant pour eux, débarrassé d’un mouvement auquel ils ont tourné le dos avec le départ de Syd. Les expérimentations d’Ummagumma – si elles n’ont pas laissé un souvenir impérissable – ont permis au groupe d’avancer, de trouver peut-être une voie, leur voie dans ce nouveau Rock à naître. Le côté pompeux, théâtral du titre AHM, avec le recul, a refroidi l’humeur d’un groupe en recherche constante de perfection mais l’histoire – et le public – a parlé pour eux et a classé « l’album à la vache » au rang d’œuvre culte.

On t’aime nous, Lulubelle !

Renaud ZBN

4 thoughts on “Pink Floyd – Atom Heart Mother : La Vache qui (Mû)rit

  1. Je suis un grand fan de Pink Floyd, notamment l’ère 70.
    Atom Heart Mother, le titre musical et non l’album entier, représente le point de bascule entre le rock des 60’s, dominé par Barret jusqu’à « a saucerful of secrets », et le rock progressif unique des Pink.
    En ce qui me concerne (les titres, pas les albums)
    1- Atom Heart Mother
    2 – Echoes. Au premier Ping tu sais que l’expérience va être intense !
    3 – A saucerful of secrets
    – version album (et plus particulièrement le mouvement après 8min30, ou la basse vibrante donne le retour à l’orgue angélique. Le mélange gracieux est divin, encore plus après les premières minutes chaotiques.
    – version Pompeii : la version remasterisée a permis d’atténuer les cymbales frappées bien top fortes par Nick Mason. Version magnifique et bien différente de l’oeuvre studio
    – version Ummagumma : pas mal.

    Je connais évidemment ces titres par cœur, chaque note, chaque sonorité, chaque battement. Et pourtant j’en ai encore des frissons pénétrant.

    Ce n’est que mon avis, et chacun est libre de préférer ce qu’il souhaite.

  2. Cela reste pour moi depuis plus de 50 ans, le meilleur album de Pink Floyd. Je n’ai jamais disséqué les morceaux de la face A, je l’ai toujours écoutée en entier sans jamais regarder les titres des morceaux la composant, pour moi, ils sont indissociables donc je n’ai jamais eu la curiosité de m’enquérir des titres. Et sur la face B, j’ai toujours préféré « Summer 68 ». Peut-être ne suis-je pas un inconditionnel de Pink Floyd ? Pour moi, les meilleurs albums sont « Atom Heart Mother », « Meddle », « Ummagumma » et « Whish you were here ».

  3. Je pense que les « expérimentations » du vinyle studio d' »Ummagumma » leur ont sûrement permis de comprendre que ce n’était pas dans cette direction qu’ils devaient aller même si on trouve un peu de cela dans « Alan’s psychedelic.. », titre par ailleurs le plus faible du disque : bruitages sans intérêt et titre vite barbant. En outre, les « chansons » sont intéressantes, d’ailleurs, elles vieillissent bien. Quant au long morceau qui recouvre une face entière, il est correct même si à moment donné (court, tant mieux), c’est n’importe quoi et la reprise finale du thème me paraît inutile.
    Bref, avec cet album PF avait compris qu’il devait rester dans le giron du « rock » et c’est tant mieux.

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