Tous les albums de Bowie : 22. Scary Monsters… and Super Creeps (1980)

La légende n’a pas tort : c’est avec Scary Monsters… and Super Creeps que Bowie referme avec panache sa période musicale la plus inspirée !

Scary Monsters MEA

Je ne suis pas forcément le plus enthousiaste quant à la trilogie berlinoise de Bowie. Je me prosterne bien sûr devant le morceau Heroes. Je ne nie pas non plus que, comme souvent dans les années 1970, Bowie avait une carte d’avance : pendant que tout le monde « punke », il se réapproprie le Krautrock pour annoncer le Post-Punk du début des années 1980. Mais qu’on ne me demande pas d’adorer cette trilogie qui appartient pour moi à la catégorie des classiques indéniables où il y a à boire et à manger, une catégorie dans laquelle il trône, selon moi, en très bonne compagnie (Revolver, Rubber Soul, Sergent Pepper, le White Album).

Scary Monsters pochetteIl y a pourtant deux Bowie « berlinois » que je tiens pour des chefs d’œuvre. Le premier, c’est The Idiot, accessoirement aussi l’album qui a permis à l’Iguane d’exister autrement que comme ex-frontman d’un des groupes les plus importants de l’Histoire du Rock. Un album Post-Punk avant l’heure… mais aussi un chef d’œuvre du Rock Gothique avant l’heure. Bowie finira d’ailleurs vampire de boite Batcave pour Tony Scott dans Les Prédateurs,Bauhaus interprète Bela Lugosi’s dead… et où l’on entend le génial Funtime. Le réalisateur de Top Gun et True Romance, historien du Rock avisé sans le savoir ? Le second, c’est Scary Monsters, souvent décrit comme une version « grand public » de la trilogie berlinoise… et aussi l’album qui permit aux rocks critiques flemmards d’écrire ensuite « C’est son meilleur depuis Scary Monsters » à chaque fois qu’ils aimaient un Bowie post-1980.

Scary Monsters donc. Selon le biographe David Buckley, la popularité de Gary Numan, vilipendé par Bowie et alors attaqué par les fans du Thin White Duke comme copiste peu inspiré de la trilogie berlinoise, poussa l’album dans une direction plus « commerciale ». Sauf que la seule concession de cet album, c’est de faire pareil que ce qui a précédé tout en produisant un grand album pop, comme l’étaient Ziggy Stardust et Aladdin Sane. Eno est absent cette fois, mais le grand Tony Visconti revient à la production. Retour aussi du guitariste Carlos Alomar. Mais il y a aussi du sang neuf avec le guitariste de King Crimson Robert Fripp. Cette fois, Bowie décide de ne pas procéder par improvisation pour la musique et les textes. Une intention synchrone d’un album à l’évidence pensé dès le départ comme un album de fin de cycle, en terme musical et personnel.

Enfoncer les portes ouvertes n’est pas toujours une mauvaise chose. Alors autant aborder l’album par son emblématique quatrième titre Ashes to Ashes et son allusion à Major Tom. Si avant lui Dylan et Gainsbourg faisaient des « switches » d’identité musicale, Bowie rajouta à cela la création d’un alter ego à chaque album à partir de Ziggy Stardust. Une manière de s’oublier, un peu comme ces drogues consommées par Bowie durant la décennie 1970… ici présentes sous forme d’autoportrait cynique : « We know Major Tom’s a junkie, string out in heaven’s high hitting an all time low » (Nous savons que Major Tom est un junkie, planant dans des hauteurs paradisiaques et atteignant son plus bas). Le temps des masques et de la défonce est fini… même si pour annoncer ça, Bowie doit se grimer en Pierrot dans un vidéoclip qui fit date.

L’album s’ouvre par It’s no game (Part 1). Un morceau dans lequel l’actrice Michi Hirota déclame en japonais le texte chanté par Bowie dans le couplet suivant. L’utilisation du Japonais sert parfois à clarifier le texte anglais : le terme jiyuu signifie ainsi free comme « libre » et non « gratuit ». Surtout, opposer à son chant une voix féminine d’une extrême dureté était une manière pour Bowie de se confronter à sa propre misogynie. Sauf que la théorie est directement convertie en action, la confrontation vocale étant un élément direct de la dynamique du morceau. Le troisième acteur du morceau est l’accompagnement musical, entre la raideur rythmique du duo basse/batterie et l’alternance entre saturation et funk froid des parties de guitare de Fripp et Alomar. Guitares auxquelles Bowie gueulera un ironique Shut up ! (ferme-la) en fin de morceau. Le texte prolonge quant à lui les peurs orwelliennes déjà précédemment présentes chez Bowie. Le morceau ressemble enfin à un repentir des fascinations pour le nazisme de la poudreuse période Thin White Duke :  « So where’s the moral when people have their fingers broken? To be insulted by these fascists It’s so degrading ». (Où est la morale quand les gens ont les doigts brisés ? Être insulté par ces fascistes est tellement dégradant.)

Up the hill backwards rejoint la liste des morceaux rock recourant au Diddley beat (I want more de Can, How soon is now ? des Smiths, Desire de U2). Que Bowie brise immédiatement par une mélodie soul sucrée et les saturations des guitares. Et dans lequel une double ombre germanique plane. Bowie reprend du livre Dada : Art et Anti-Art de Hans Richter un passage évoquant les opportunités artistiques offertes au mouvement Dada berlinois par la chute de l’Empire germanique en 1919 : « The vacuum created by the arrival of freedom And the possibilities it seems to offer ». (Le vide créé par l’arrivée de la liberté et les possibilités qu’elle semble offrir). Le « more idols than reality » (plus d’idoles que de réalité) reprend la préface par Nietzsche de son propre Crépuscule des idoles : nouveau commentaire moqueur de Bowie sur son statut de rock star ?

Scary Monsters (and Super Creeps) est le premier Everest de l’album. Sa boite à rythmes, sa basse de synthétiseur s’avancent en conquérants pendant que les guitares de Fripp apportent des dissonances. Un morceau sous-titrable par « Mon histoire d’amour avec un personnage de chanson des Smiths » – Bon OK, le génial groupe mancunien n’est pas encore formé ! Le narrateur vit un amour fou avec une fille timide. Elle se coupe du monde, le quitte, devient folle et voit les humains comme des « monstres effrayants ». Et il se sent coupable de cela… Si on le regarde en touriste, on pourrait dire que Fashion est « Bowie invente les années 1980 : The Sequel » : après les mégastars au train de vie somptuaire de Fame, voilà ceux et celles qui désirent se distinguer en suivant la mode. Mais Bowie lui-même n’est-il pas l’héritier d’une tradition britannique de distinction par le vêtement ? Beau Brummel est à la fois un Anglais du XIXème siècle… et une expression employée pour désigner un arbitre des modes musicales et vestimentaires. Et quid de ceux et celles qui copiaient le look de Ziggy pour se différencier des autres ? Avec ce morceau en descendance directe de Ray Davies (Dedicated Followers of Fashion), Bowie est en partie dans l’autocritique de son propre mythe.

 

Scary Monsters Image
Photo : Duffy

Teenage Wildlife autocite musicalement Heroes et prête le flanc au règlement de comptes anti-Numan avec son « As ugly as a teenage millionaire pretending it’s a whizz kid world » (Moche comme un adolescent millionnaire faisant semblant que c’est un monde de prodiges). Une piste déployée par les web-exégèses bowiens sur plusieurs titres de l’album. Une piste à laquelle je n’adhère personnellement pas, préférant la piste du regard de « celui qui sait » sur l’insouciance vis-à-vis du lendemain de l’adolescence : ce « taking a short view of life, not looking too far ahead and not predicting the oncoming hard knocks » (avoir une vue à court terme de la vie, ne pas regarder trop loin devant et ne pas prévoir les gifles à venir) mentionné par Bowie concernant le morceau…

Combinant rythme militaire et riff presque stonien, Scream like a baby poursuit le sillon orwellien de l’album au travers de la vie d’un couple gay dans un univers totalitaire : « Well they came down hard on the faggots and they came down hard on the streets » (ils sont venus s’acharner sur les pédales et ils sont venus frapper dans les rues). Suprême habileté de Kingdom come ensuite : reprendre une toute récente chanson du premier album solo de Tom Verlaine et lui donner des airs de suite de Scream like a baby, avec son désir d’échapper à l’oppression. Because you’re young regarde ensuite deux jeunes amoureux et leur relation avec distance (écho de Teenage Wildlife ?). Puis c’est le retour final de It’s no game avec It’s no game (part two) : plus de confrontation vocale avec une actrice nipponne cette fois, un ton plus désabusé et moins enragé, comme une version défaitiste et impuissante de son ouverture. Le narrateur semble être plus vieux, plus fataliste qu’en début d’album.

Scary Monsters est un album où, pour la première fois, Bowie s’est retourné sur son passé pour refermer une époque de sa vie… et une époque tout court. Quelques semaines après la sortie de l’album, son ami Lennon est assassiné. Bowie refusera de défendre son dernier album sur scène. Il n’y aura pas de nouvel album avant 1983 et Let’s Dance. Et Bowie ne s’approchera plus que sporadiquement des sommets ici atteints (le come back de 1.Outside et l’adieu de première classe Blackstar).

Ordell Robbie

David Bowie – Scary Monsters… and Super Creeps
Label original : RCA
Date de sortie originale : 12 septembre 1980

1 thoughts on “Tous les albums de Bowie : 22. Scary Monsters… and Super Creeps (1980)

  1. Un disque magistral. Un coup de maître. Tout colle : le chant de Bowie, les guitares, la production Visconti, le clip Ashes to Ashes, les textes (Scary Monsters … brrrr….). Certainement celui qui tient encore le mieux le passage des années. Les démos sont aussi pas mal ( pirate Vampyr of Human Flesh) Because Youre Young est excellent. La pochette est classe. Un sommet avant la descente des années 80.

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