« La Colère et l’Envie » de Alice Renard : le silence est d’or…

Un premier roman singulier, réussi et multirécompensé, autour d’Isor, petite fille puis jeune femme qui n’est pas « comme tout le monde » : de la difficulté de ses parents à vivre cette situation, d’une belle rencontre qui l’épanouira et enfin d’une vie qui s’offre à elle.

Alice Renard
© Philippe Matsas / Leextra / Éditions Héloïse d’Ormesson

Alice Renard, dont on apprend sur la 4e de couverture qu’elle fut révélée précoce à l’âge de six ans, s’est sans doute appuyée sur son expérience et son ressenti pour écrire ce premier roman très réussi qui se singularise en cette rentrée littéraire 2023. Elle a d’ailleurs déjà été récompensée par le Prix Méduse ainsi que le Prix de la Vocation 2023 et fut sélectionnée pour le prix littéraire Le Monde. Je ne serai guère surpris qu’elle figure dans la sélection du Livre Inter 2024 et qui sait alors…ce premier roman a tout pour plaire aux jurés Inter : le style, la construction, les thèmes abordés et son originalité.

La première partie de La Colère et l’Envie, constituée par l’alternance de micro-paragraphes donnant la parole à mère et père, illustre la sidération, le désarroi, la recherche désespérée de solutions mais aussi la non-communication des deux parents face à cette petite fille murée dans son silence qui « n’entre pas dans les cases ». Maude et Camillio, pompier pour l’une, laveur de carreaux pour l’autre, s’épuisent dans les visites aux « spécialistes » afin qu’on leur donne un semblant de réponse quant au mutisme d’Isor.

Dans cette première cinquantaine de pages, Alice Renard, par la qualité de la construction, arrive à nous faire vivre le quotidien de cette famille jusqu’aux treize ans d’Isor et nous tient en haleine sur un sujet pas des plus faciles. La problématique d’une enfant autiste face à des parents désemparés n’est pas spécialement « la tasse de thé » de la majorité des lecteurs (moi le premier) et pourtant on se laisse emporter par ce récit.

La Colère et l’Envie témoigne aussi (et surtout ?) de la difficulté des parents de tels enfants face à la Faculté peu apte à fournir des réponses, comme cette psychologue : « J’ai un ami qui fait actuellement un film sur les enfants sauvages, vous savez, comme celui de Truffaut ? Est-ce que vous accepteriez qu’on filme votre fille ? », face à l’entourage proche, leur ancienne femme de ménage : « Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, vous savez, je crois que c’est le mauvais œil. J’ai une petite nièce en Pologne dans le même cas, parce que sa mère a accouché pendant une éclipse. » ou plus prosaïquement « Cela fait plusieurs années qu’Isor nous isole dans la bulle du sacrifice. Nous nous sacrifions. Maude et moi nous sacrifions. Et nos amis et notre famille nous ont progressivement tourné le dos, ne voulant – surtout pas – plonger avec nous. ».   

Tout n’est pas aussi sombre car ses parents « à bien la regarder, à vivre avec elle tous les jours, on finit par lui trouver des allures de prêtresse. ». Et puis, comme vous le lirez j’espère, on découvre également qu’Isor maîtrise ( ?) plusieurs langues étrangères , se passionne pour les matchs de hockey commentés en japonais, pour les informations nationales en nippon bref qu’elle est imprévisible et attachante (même si un peu colérique). Comme ses parents nous l’attendons de retour de ses fugues – « seule avec son chagrin » – autour de Bercy et revenant avec ce qu’elle a pu glaner ici ou là.

Alice Renard fait surgir l’inattendu au milieu de son court roman. Le catalyseur, faisant qu’une chimie miraculeuse opère dans l’esprit d’Isor, s’appelle Lucien. C’est un voisin sexagénaire qui n’aime pas spécialement les enfants mais chez qui Isor, la prêtresse, va s’épanouir : « Les rites entre nous ont coulé de source., à croire que des ancêtres nous les avaient préparés. Soudain, nos marques étaient déjà là, tracées depuis toujours. A savoir que tu sonnerais chaque fois sans ménagement mais, sans attendre, tu te glisserais par la fenêtre. ».

Ces moments dérobés à ses parents ne sont pas sans créer des tensions et même si Isor commence à se révéler dans ce mariage de la carpe et du lapin. Creusant toujours dans le même sillon stylistique, Alice Renard nous offre les points de vue des différents protagonistes hormis celui de l’héroïne (qui viendra dans la dernière partie du roman). Le lecteur s’interroge sur le pourquoi du comment, sur qui est cet homme, la suite nous l’apprendra. Cette partie médiane de La Colère et l’Envie est la plus douce. On se met alors à rêver à une certaine humanité sur notre pauvre terre.

Alice Renard, jeune étudiante (21ans) en littérature médiévale, a compris ce qu’on pouvait faire de la langue et elle le démontre pour conclure son court roman. A la suite d’un évènement tragique, que je ne révèlerai pas, Isidor s’enfuit en Sicile sur les traces du passé de Lucien. Lorsqu’elle fugue ainsi, elle laisse un mot à ses parents…révélant qu’elle n’est pas aussi inadaptée que cela et même si son style d’écriture peut surprendre. C’est ici que l’autrice joue de son savoir-faire, inventant un « sabir » qui n’est pas sans rappeler celui qu’utilisa Loïc Demey dans l’excellent Je, d’un accident et d’amour   paru chez Cheyne Editeur en 2014. Au gré de cette prose poétique nous suivons les pérégrinations d’Isor de Paris à Catane sur les traces de Lucien et nous la voyons s’ouvrir à la vie. C’est très beau.

C’est très beau car par le biais de cette singulière écriture, Isidor se rapproche enfin de ses parents et même si ces derniers n’ont sans doute pas tous les codes pour comprendre cette réconciliation à venir. Elle leur explique ainsi dans ce bel extrait ce qui la lie à Lucien (qu’elle appelle Luce) mais aussi le lien qu’elle a avec eux: « Mon-pap, ma-man, Luce et moi on a vécu profond dans les corps, sans les mots. Quand on se tait comme nous on s’est tus ensemble, c’est qu’on dit oui à tout de l’autre, que y a que oui à entendre, assourdissant. ».

La qualité de La Colère et l’Envie est de brosser, avec ampleur, à la fois une situation tout à fait réelle : la confrontation, l’incompréhension et la détresse de parents face à un enfant autiste ou « ne répondant pas aux critères de la normalité » puis une belle et douce rencontre entre un vieillard et une jeune fille pour conclure sur une envolée poétique nous décrivant l’éclosion d’une jeune fille sur la voie d’une vie qu’on espère belle.  C’est très optimiste et évidemment très recommandé. Gageons que ces 160 pages vous enchanteront comme ce fut mon cas.

Éric ATTIC

La Colère et l’Envie
Roman d’Alice Renard
Éditions Heloïse d’Ormesson
160 pages – 18€
Date de parution : 24 août 2023