The Kills – God Games : Remise en jeu

Le problème, quand on se fait rare, c’est que chaque sortie est attendue au tournant. Imaginez donc ce que cela donne pour un projet déjà précieux avant d’opérer au compte-goutte. God Games, première livraison des Kills en sept longues années, est ambitieux, exigeant, âpre et tendre à la fois, et s’impose instantanément comme un geste radical du duo anglo-américain.

© Myles Hendrik

« Que veux-tu être quand tu seras grand ? » Comme la plupart des gens, mes réponses ont évolué avec les années. À cinq ans, je répondais « gardien de zoo ». À dix, c’était « pirate ». À quatorze ans, ma réponse était un nom. « Alison Mosshart ». On est alors au printemps 2008, quelques jours avant mes quinze bougies. Les Kills sont mon « nouveau groupe » préféré depuis Keep On Your Mean Side, premier album plébiscité par mes parents rockophiles. La virtuosité rythmique de l’anglais Jamie Hince a indélébilement imprimé ma propre trajectoire guitaristique. Quant à Alison, l’américaine, elle cristallise mon idéal de grande sœur de substitution, à qui taxer une veste en cuir et un vinyle des Stooges. La brutalité sourde de No Wow n’avait fait que confirmer l’obsession et la sortie du troisième opus, Midnight Boom, était annoncée juste avant mon anniversaire. Sans surprise, il fait partie des cadeaux déballé le jour J. Je suis aux anges. Pourtant, une fois l’écoute lancée, il se passe une chose étrange. Je ne suis pas certain de m’y retrouver. Les chansons sont bizarres. Hétéroclites. Fragmentaires. Les guitares sont squelettiques, comme pour mieux esquiver toute sonorité rock. Aucun gros riff façon Superstition, Murdermile ou Fried My Little Brains. Des arpèges, des samples, et, sacrilège, de l’acoustique ? Mon petit ciboulot d’ado est en surchauffe et mes attentes ont vidé les étriers. On dit souvent qu’on oublie jamais une première fois. Dans mon cas, le bien-nommé Midnight Boom fut le premier album à troubler mon sommeil, tant j’étais incapable de formuler un ressenti raisonné à son sujet.

À l’heure d’écrire ces lignes, j’ai appris à chérir cette sensation. Ce flottement mi-ébahi mi-choqué, comme l’instinct qu’un truc a changé à notre insu. J’ai appris à y reconnaître le symptôme d’une œuvre importante à l’impact durable. Un sentiment précieux dont la toute première expérience me parut absurde. Il est peu dire que, sur le moment, je n’en menais pas large. Ce n’est qu’au fil des jours, des semaines et des mois que j’admis l’évidence. Midnight Boom n’était pas du tout ce que j’attendais des Kills, et c’était précisément pour cette raison qu’il était devenu mon album préféré de leur carrière. Ce qui m’avait initialement paru impensable devint tout simplement un fait. Midnight Boom m’est resté comme la première expérience d’une extase à rebrousse-poil, et figurerait forcément dans mon top 10 d’île déserte, non loin de ...Like Clockwork de Queens of the Stone Age, autre virage en épingle reçu en pleine face. J’aurais sûrement pu connaître ce sentiment plus tôt avec le Get Behind Me Satan des White Stripes, mais j’étais alors trop jeune pour apposer des attentes fortifiées sur cette sortie. Le plus étrange, en fin de compte, est que mon affection pour Midnight Boom n’a jamais fait d’ombre à ce qui suivit. Il est même très probable que cela ait contribué à aplanir le terrain. Blood Pressures m’a plu, quand bien même je le trouvais moins saisissant que son prédécesseur. J’ai adoré le premier Dead Weather, trouvé le second bancal et le troisième décent. En 2016, Ash & Ice poussait plus loin l’ambition pop des Kills en faisant éclore des synthés dans les riffs, livrant une poignée d’hymnes racés qui m’ont durablement charmé. Si la production plus polie avait de quoi frustrer certaines oreilles, il suffit de réécouter Impossible Tracks, Doing It To Death, Heart Of A Dog, Bitter Fruit ou Whirling Eye pour comprendre que le jeu en valait véritablement la chandelle.

Sept ans plus tard, God Games a la lourde tâche d’étancher la soif de nos oreilles en mal de Kills. Hince explique avoir conçu cet album comme un tout nouveau projet, avant de prendre conscience qu’il s’agissait justement du nouveau-né des Kills. On commence fort, littéralement, avec New York, qui détonne au quart de tour sur une salve d’accords belliqueux, où la guitare de Jamie chevauche un beat de hip hop martial. La voix d’Alison atterrit en douceur sur ce lit de bitume fondu, avec ce mélange de sensualité et de menace qui la caractérise. En revanche, si je suis tout à fait honnête, je dois confesser que Going To Heaven peine un peu à me transporter. Je ne saurais dire si la faute revient au mixage très texturé, où la voix est en retrait derrière des boites à rythmes envahissantes, ou si la structure hétérogène de la composition est en cause. Les notes de piano de la seconde minute sont élégantes, mais les synthés qui perforent le dernier refrain se marient mal aux guitares.

Heureusement, l’indécision est vite balayée par LA Hex, l’un des singles les plus envoûtants que les Kills ont produit à ce jour. Alison en parle comme l’un de ses coups de cœur de l’album, et l’on comprend aisément pourquoi. Jamie sculpte des lignes de basse sinueuses sur sa six-cordes détunée et les nappes de synthés se diluent dans un gospel urbain qui évoque instantanément le smog et les bouchons serrés de la 405. Love And Tenderness opère un virage à 180 degrés sur un rythme quasi-raggae qui n’est pas sans rappeler les jams du Dead Weather. L’instrumentation concise et dépouillée, avec Alison qui hulule sur les riffs de Jamie, renvoie très directement aux débuts fracassants de leur duo. Nouvelle rupture de ton avec 103, qui aurait facilement pu figurer sur Blood Pressures. Les couplets sont minimalistes, avec des accords gorgés d’écho, et le refrain allie mélopée sensuelle et riffs bourrus pour un single tout trouvé, qui sera sans doute encore magnifié sur les planches. Les phrases anguleuses de My Girls My Girls auraient quant à elles pu provenir de Ash & Ice. Le chant partagé entre Jamie et Alison est une nouvelle occasion de constater à quel point l’alliage de leurs voix contribue à la singularité des Kills. Même si les synthétiseurs sont aux antipodes du rock déreverbéré de No Wow, la double entité au micro ne trompe pas. Vous écoutez un disque des Kills, qui sont souvent à leur meilleur quand ils ne sonnent pas du tout comme on l’aurait attendu.

En terre familière, Wasterpiece est une chanson typique du groupe tel qu’on pourrait le situer post-Ash & Ice. Un single sec, efficace et sexy, où la brillance guitaristique de Jamie propulse le chant charismatique d’Alison. Kingdom Come est un peu plus répétitive, mais le contraste entre ses couplets dépouillés et ses refrains hypnotiques en fera probablement une belle arme secrète de concert. Le morceau éponyme God Games revient aux vibrations urbaines de LA Hex avec des guitares totalement indistinguables des synthétiseurs. La boite à rythme est spectrale, exsangue, et chaque note sonne comme un grincement nocturne au milieu du brouillard. Blank est jouée au piano, un instrument qui sied toujours merveilleusement à la voix d’Alison, même s’il ne lui est pas systématiquement associé. La chanteuse livre ici l’une des plus belles performances vocales de ce nouvel album, adoucissant son phrasé sans jamais amoindrir son magnétisme. Dans un registre très différent, Bullet Sound est un autre véhicule rêvé pour sa voix. La batterie sonne « réelle » et les riffs aux hachoir sont un parfait contrepoint au timbre incantatoire de la chanteuse. En guise de dernier tour de piste, Better Days ose une guitare classique qu’on jurerait sortie du désert de Josh Homme. Jamie va même jusqu’à s’octroyer une plage qui ressemblerait presque à un solo au sens classique du terme, tirant des gémissements électriques de notes oscillantes, entre blues hanté et dissonance indie.

Là où Ash & Ice, sous ses dehors très policés, regorgeait de chansons rock efficaces, God Games est un beau disque pop façonné dans un garage mal éclairé. Ce regain de grisaille et de dépouillement, rendu évident par des prestations récentes qui se passent à nouveau de section rythmique humaine, est d’autant plus appréciable qu’il est mis au service de nouvelles sonorités. Précieux, solide et imprévisible, God Games est un bien bel album des Kills, jamais aussi aventureux que lorsqu’ils font mine d’opérer un retour aux sources. En 2023, Keep On Your Mean Side a vingt ans. J’en ai trente, mais rien n’a changé pour moi. Quand je serai grand, je serai Alison Mosshart. Enfin, peut-être. J’espère.

Mattias Frances

The Kills – God Games
Label : Domino
Sortie : 27 octobre 2023