Nation of Language – Strange Disciple : discrètes manœuvres orchestrales dans l’obscurité

Si les guitares du post-punk continuent à tonitruer en nous cassant de plus en plus les oreilles, il y a bien heureusement d’autres courants du rock d’hier qui intéressent la jeunesse des années 2020, comme la synth pop, qui permet finalement de faire un pont bien plus crédible entre les années 80 et la sensibilité actuelle. Exemple du jour : le trio discret de Nation of Language.

Nation of Language Photo Shervin Lainez
Photo : Shervin Lainez

A l’heure du grand recyclage permanent des formes musicales du passé, on remarquera avec un peut de dépit que peu d’artistes contemporains travaillent « sérieusement » le genre synth pop, pourtant tout autant, voire plus important dans les années 80 qui semblent inspirer tout le monde, que la new wave, la cold wave et tout ce qui est qualifié aujourd’hui de « post-punk ». De Eurythmics à Orchestral Manoeuvre in the Dark, de The Human League à Erasure, de New Order à Depeche Mode, de Kraftwerk à Yellow Magic Orchestra, l’usage de synthétiseurs pour mettre en forme les mélodies « pop » classiques, et les emmener du coup sur le dancefloor, a pourtant donné naissance à finalement plus d’œuvres marquantes que celles des disciples corbeaux de Joy Division ou Bauhaus, ou des fans dépressifs des Smiths. On dit ça, on dit rien.

Strange Disciple CoverMais on est vraiment ravi d’écouter en 2023 un jeune groupe comme Nation of Language : ce trio new-yorkais encore peu connu est constitué par un couple à la ville, Richard Devaney (vocaux, guitare, synthés) et Aidan Noell (synthés) soutenus par Alex Mackay à la basse depuis l’année dernière. Ils en sont déjà leur troisième album sans avoir encore réussi à séduire le public français, mais ce beau Strange Disciple, qui est déjà apparu dans plusieurs Top 10 de 2023 de revues ou de webzines, pourrait bien changer la donne.

La musique de Nation of Language, que l’on peut décrire – pour simplifier – comme une version minimaliste d’OMD, a pour elle, depuis le début, sa discrétion (on ne roule pas ici les mécaniques comme chez Future Islands), une discrétion qui devrait logiquement séduire les adeptes d’indie pop élégante. Sur ce troisième album, néanmoins, elle semble moins confinée – mauvaise plaisanterie quand on parle d’un groupe né pendant la pandémie -, plus ouverte, intégrant plus le son de la guitare ainsi que d’occasionnelles batteries non synthétiques, plus déterminée sans doute à jouer la séduction : la production de Nick Millhiser (de LCD Soundsystem) est sans doute responsable de cette évolution.

Si l’on prend les meilleurs titres de l’album, comme la séduisante ouverture de Weak In Your Light, l’efficace Spare Me the Decision, ou le splendide Sightseer qui le suit, il est facile d’identifier où réside la force de Nation of Language : il y a là un réel savoir faire à intégrer des mélodies à mèche lente (plusieurs écoutes sont nécessaires, c’est vrai, pour goûter certains titres) dans des atmosphères mélancoliques qui peuvent à tout moment, soit décoller vers des émotions lumineuses, soit au contraire s’abimer dans les tréfonds de la dépression. Finalement, il y aussi de l’influence de The Smiths, à l’œuvre ici… On relève aussi que le groupe a, peut-être grâce à Millhiser, plus clairement qu’avant la capacité de nous faire danser – il ne manque à Stumblin Still qu’un tout petit peu plus d’intensité pour nous faire tourner la tête, mais c’est peut-être cette réticence de Nation of Language de jouer les cartes trop convenues de la dance music et du rock qui distingueront le groupe.

S’il y a un reproche que l’on peut faire devant tant d’élégante discrétion, c’est que les textes des chansons, systématiquement en demi-teinte, manquent quand même de singularité, explorant le mal être et les doutes amoureux d’une manière assez légère : de l’ouverture de Weak In Your Light décrivant la faiblesse devant l’Amour (« Come on in and sit beside me, where the waters collide / Bathin’ me in the iris of your widening eyes / What can you share to keep my hands cuffed? » – Entre et assieds-toi à côté de moi, là où les flôts se reconcentrent / Baigne-moi dans l’iris de tes yeux grands ouverts/ Que peux-tu partager avec moi pour me garder pieds et poings liés ?) à la conclusion accablée de I Will Never Learn (« Long since lockеd / Far away, in the citadel / Safely dеrelict / I will ever learn… » – Enfermé depuis longtemps / Loin, dans la citadelle / Abandonné en toute sécurité / Je n’apprendrai jamais…), il n’est pas évident qu’on ait fait beaucoup de chemin dans l’obscurité.

Eric Debarnot

Nation of Language – Strange Disciple
Label : Play It Again Sam / [PIAS]
Date de parution : 15 septembre 2023