Quelles visions et quels souvenirs peut-on faire parvenir à l’humanité, en conciliant le passé avec le présent ? C’est en ces termes que 118, Telemly réussit à restituer le cheminement, durant la décennie noire, d’une jeunesse algérienne éprise de culture underground et porteuse d’un flambeau, d’un germe culturel et musical qui se perpétue encore aujourd’hui. Un documentaire captivant, où se joignent témoignages et confessions, filmés sur le vif.
L’Algérie, dans son patrimoine musical, est reliée aux cultures arabophones et berbérophones, mais sa jeunesse a toujours été le moteur de mutations historiques, souvent stigmatisées mais toujours promptes à entretenir l’étincelle miraculeuse par laquelle se sont modelées les âmes rebelles. Alger, ville tentaculaire, archétype d’un mystère sans lequel le monde n’existerait pas, clé qui ouvre une porte sur l’inconnu, dans un monde intérieur, secret. Alger, c’est là où se concrétisent les idées les plus folles, comme organiser un concert, comme écouter de la musique entre amis. C’est par le biais des clips de MTV que se structure une nouvelle vision, un éventail qui s’élargit avec des cassettes ou des VHS enregistrées que l’on s’échange discrètement, objets de contrebande.
Sorti en 2024, et projeté à Alger, Marseille, 118, Telemly naît du retour du cinéaste Bilal Beghoura auprès de sa famille, qu’il a quittée en 1997 : il retrouve aussi, au « 118 Telemly », ses potes d’enfance. Les souvenirs remontent à la surface, évoquant une période sombre de l’histoire algérienne, où le danger était permanent. L’idée du documentaire est de nous relater la genèse du « Metal algérois ». On ne parle pas de Metal oriental, juste de disques, des cassettes importées, qui construisent une jeunesse avide de vivre autrement, de se défouler, au delà des impasses, de trouver la voie qui exalte le quotidien tout en apaisant les angoisses existentielles. A travers les prismes musical et familial, 118, Telemly parvient à concilier des perspectives qui peuvent paraître incompatibles, mais qui sont enjointes à fonctionner ensemble.
118, Telemly traite d’un sujet universel, car chacun peut y retrouver une part de soi : Bilal Beghoura y reconstruit un puzzle qui, par sa véracité et son abnégation, rassemble les témoignages encore brûlants d’une époque charnière où tout était, selon le bon vouloir des autorités, interdit et cependant possible. A travers une contemplation atmosphérique, les émotions sont explorées via une procession de personnes et de lieux. Si, pour certaines oreilles peu habituées au Metal et à toutes ses déclinaisons, le documentaire offre une vision cohérente, où réapparaissent rétrospectivement des endroits marqués par le temps. 118, Telemly témoigne de l’existence, face à une situation de danger permanent, de personnes qui étaient prêtes à tous les sacrifices pour transmettre et vivre ces instants uniques. Mais c’est le thème de la condition humaine qui traverse l’œuvre de Beghoura, comme les expériences et le parcours de Rachida, sa maman, sans oublier, la présence permanente et bienveillante de son père, qui lui a transmis un héritage musical déterminant pour l’incarnation du film. Le documentaire n’est pas seulement la représentation iconique du Métal, mais l’exégèse d’amitiés indéfectibles malgré la distance et le temps. Bilal retrouve son ami Rachid Trabelsi (batteur du groupe algérois Worth entre 1999 et 2003), Redouane Aouameur membre fondateur du premier groupe de Metal algérien Neanderthalia.
Les heures passées semblent littéralement embaumées dans les replis du temps, où la poussière s’est lentement accumulée, obstruant la surface plane d’une photo souvenir dont il reste quelques bribes fugitives, des vidéos, sauvées du temps, de concerts furtifs malgré le danger imminent : des moments transcendés par cette conscience de vivre chaque instant en direct, chacun gravé pour l’éternité. Une telle expérience vous affecte tant qu’il est très difficile de vivre dans ce monde en ignorant le contexte d’une génération qui a inconsciemment défendu ce quelque chose d’indéfinissable (Référence à l’album Wiseblood de Corrosion Of Conformity)… En y ajoutant une passion dévorante pour le cinéma. A noter aussi la bande sonore du film, confiée à Jay Pinelli, des parties de piano disséminées qui collent aux images, aux mots, qui n’en sont pas moins en accord avec l’ambiance, comme un second langage qui se greffe à celui de Bilal.
L’immeuble du 118, Telemly est à la croisée de destins, à la jonction de plusieurs thématiques : c’est là que se retrouvent la bande de potes, jusqu’au jour du 30 juin 1997 où Bilal annonce qu’il quitte l’Algérie. Ces amitiés resteront intactes.
La salle du Diagonal était pleine ce soir du 28 Mars 2025 à Montpellier, et le public, transfiguré par cette projection, a pu s’entretenir avec Bilal.
« L’âme réside dans les images, telles qu’elles subsistent dans le souvenir » (Ankermann)
Franck Irle