Le gang de Sebastian Murphy signe un nouveau classique déguisé en faux album éponyme, et entérine le statut d’un groupe qui n’est jamais aussi sérieux que lorsqu’il se moque de tout ce qui l’entoure.

Peut-on encore revendiquer une singularité en affirmant que Viagra Boys est actuellement l’un des plus grands groupes de la planète ? Rien n’est moins sûr, mais ce n’est pas parce qu’une opinion est en passe de devenir une platitude qu’elle perd sa validité. En 2022, la clique suédoise de Sebastian Murphy avait signé Cave World, indéniablement l’album le plus enthousiasmant dans une catégorie périlleuse : celle des œuvres directement informées par le chaos mondial autour de la pandémie de COVID-19. Aussi cathartique que pouvait être la dérision de l’imaginaire complotiste mis en scène dans les textes des chansons, la force de Cave World résidait avant tout dans la maîtrise musicale du groupe, capable de moderniser sa ligne punk rock en puisant hors des sentiers battus. Certes, la démarche était davantage à rapprocher des Stranglers que de The Clash. En adéquation avec le monde post-internet qu’ils brocardaient, les Boys Viagrés donnaient la nette impression préférer le trolling au manifeste idéologique, la vanne au sermon et la baffe-surprise à la mise en garde préventive.
Pour autant, l’ingéniosité de l’exécution de Cave World, couplée à un contexte très particulier, semblait avoir largement dépassé l’intention d’une simple série de boutades. Ajoutons à cela la notoriété grandissante du groupe, avec une tournée internationale en compagnie de Queens of the Stone Age et Jehnny Beth, et la pression devient palpable. Il n’est donc pas surprenant de voir que l’album suivant nous arrive sous l’angle d’une certaine décomplexion. Il s’agit de la première sortie du groupe sur Shrimptech Entreprises, leur label auto-fondé en 2024. Là où le titre de Cave World semblait vouloir nous causer du monde, le grand, le rond (ou le plat, suivant la chanson), viagr aboys annonce l’inverse, suggérant un album éponyme… mais pas tout à fait. Stupeur, curiosité et esgourdes dressées. S’agirait-il d’un anti-Cave World, d’une sorte de manifeste artistique ultime de Viagra Boys ? En première position, Man Made of Meat démarre par un gémissement douteux sur un tempo preste mais pas trop, avec des guitares stoogiennes et une ligne de basse fine comme une enclume. Sous la blague apparente du titre, le personnage campé par Murphy est un laissé pour compte du capitalisme. Soulagé d’un « boulot à l’usine comme en 1970 », il apparait encore moins scrupuleux que le klepto-mythomane de Ain’t No Thief, déclarant « ne rien vouloir payer » et revendiquant la gratuité pour les fringues, la bouffe et la drogue. Une pensée pour quiconque s’en offusquerait ? « Je suis abonné à l’OnlyFans de ta mère ». D’accord, c’est noté.
On enchaîne avec The Bog Body, autre single mis sur orbite en avant-goût de l’album. Speedé comme Troglodyte, mais plus méchant en matière de riff et de phrasé au micro. Le texte est une merveille de drôlerie, centré autour de la découverte d’une momie préservée dans une tourbière. L’enthousiasme du narrateur, qui tourne à l’obsession, suscite l’inquiétude de sa compagne. Il entreprend donc de se justifier. « Pourquoi es-tu vexée, penses-tu qu’elle te fait concurrence ? Je n’y peux si je suis impressionné, ça n’a rien à voir avec toi. Tu fais une fixette… Tu dis que tu détestes la femme du marais, mais de quoi parles-tu ? Sais-tu quelle est la différence entre un marais et une tourbière ? Une tourbière préserve, alors que dans un marais, tu te décomposerais ! Tu es tout simplement jalouse de sa peau bronzée et son joli nez. » C’est bien sûr hilarant, mais le sous-texte sur l’absurdité des standards de beauté à l’heure d’internet n’en est pas moins pertinent. La vidéo du single transplante le commentaire vers une nouvelle symbolique, avec une momie qui finit par prendre la place de Sebastian à la tête du groupe.
Sur Uno II, où le chanteur dit « se sentir comme une chienne » quand il parle de « politique suédoise », la frontière entre humain et animal devient floue. Murphy parle de sa personnalité « basée sur la nourriture » et de ses soupçons grandissant à l’égard de Bogdan, son vétérinaire impliqué un trafic de « dents pourries d’espèces exotiques ». Derrière lui, la batterie fait gicler des copeaux et les guitares s’effacent derrière une flûte traversière, avant un dernier refrain où la chanteuse Klara Keller vient doubler la mélodie. Nouveau tournant stylistique sur Pyramid of Health et son drawl vocal quasiment country, qui surplombe un concours de grincements entre les guitares et le saxophone. À l’inverse, Dirty Boyz est ouvertement dansant, sur un groove accrocheur où la voix de Sebastian retrouve l’urgence scabreuse qui irriguait Baby Criminal sur Cave World. La pulsation glacée et le saxophone étranglé de Medicine For Horses n’auraient pas dépareillé chez Alex Cameron, qui aurait également pu signer ce texte où l’imagerie du Far West se heurte aux pulsions de mort de notre époque troublée. Avec ses guitares crades et son refrain mal rasé, Waterboy est d’une simplicité parfaitement trompeuse, exemplifiant à peu près tout ce qui fait défaut aux Dandy Warhols depuis une bonne douzaine d’années. Store Policy fait tressauter une cadence quasiment hip-hop où la flûte d’Oskar Carls tient tête à des synthés horriblement distordus.
Le punk vicieux reprend la main sur You N33d Me, avec une ligne de basse rustique en colonne vertébrale et Sebastian qui se vante de sa descente de bières (« une quinzaine. Ou vingt-cinq, suivant la marque ») et de ses connaissances sur la place des ours dans l’histoire militaire polonaise avant d’admettre, très sincèrement, que tout cela n’a de valeur que face à un public adéquat. Comme son titre ne l’indique pas, Best In Show IV est la troisième incarnation du concept entrepris sur Street Worms et Welfare Jazz. Là où les deux entrées précédentes étaient de bref interludes, cette nouvelle addition dépasse les cinq minutes. Le rendu sonore s’apparente à un rituel de secte passé au broyeur lo-fi, avec un dialogue bruitiste entre saxo et guitare façon Fun House. Après pareil ramonage de tympans, il est presque surprenant d’entendre River King égrainer sa première minute en simple format piano-voix. À mesure que d’autres instruments peuplent l’arrangement, l’espace sonore est également envahi par des bruits de conversations dans ce qui ressemble à un restaurant. Comme si viagr aboys prenait fin en s’effaçant face aux bruissements d’un quotidien à la fois trivial et grotesque, celui-là même dont les joies et peines servent de matériau aux textes d’un observateur comme Sebastian Murphy. Si ce geste final doit nous informer sur la démarche de Viagra Boys le groupe et de viagr aboys l’album, on peut supposer que l’un et l’autre accordent une importance primordiale à la relativisation de leur importance. Gloire à Viagra Boys, donc, et à tout le sérieux contenu dans leur sens de la dérision.
Mattias Frances