Nos 50 albums préférés des années 70 : 22. Blue Öyster Cult – Secret Treaties (1974)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Secret Treaties, du Blue Öyster Cult, chef d’œuvre d’un proto-heavy metal intellectuel et mélodique, album visionnaire qui aurait dû changer la face de la musique, mais était sans doute trop intelligent pour ça.

Blue Öyster Cult 1974 source Wkimedia
Blue Öyster Cult 1974 – source : Wkimedia

Là, mes amis, c’est du LOURD. Non pas parce que le troisième album studio de la Secte de l’Huitre Bleue est classé quelque part dans le registre du Heavy Metal, mais parce qu’on parle d’un disque absolument majeur du genre, célébré par la critique dans une floppée de pays à sa sortie, et à peu près totalement OUBLIE depuis. Du lourd, parce qu’on envie ceux qui ne le connaissant pas, n’ont jamais écouté Secret Treaties, et le découvriront (peut-être) après avoir lu ces quelques lignes. On vous explique de quoi il retourne…

Secret Treaties coverNous étions en 1974 : la guerre froide faisait rage à nouveau, et nous vivions (déjà) au rythme des complots, des menaces diffuses et de la paranoïa globale… (même s’il n’existait alors – et heureusement -, pas de réseaux sociaux pour démultiplier les angoisses…). Quant à moi, qui n’aimais pas le « hard rock » (comme on l’appelait encore à cette époque), voilà qu’un groupe issu de cette musique que je considérais, avec l’arrogance de mes 17 ans, comme « infantile et pas très intelligente », venait mettre en musique ces noirs contes de trahisons, de conquêtes damnées et de manipulation. Avec la caution – importante pour moi qui me nourrissais du Velvet Underground et d’Elliott Murphy – de l’intelligentsia new-yorkaise, il était soudain possible de se repaître d’histoires tellement modernes de futures dictatures et d’amours déviants.

Secret Treaties arrive après deux disques parfaitement réussis et déjà acclamés par la critique : l’éponyme Blue Öyster Cult en 1972, et le radical Tyranny and Mutation en 1973. Les plus âgés se souviendront de l’enthousiasme d’Yves Adrien dans Rock & Folk, proclamant que le BÖC n’était ni plus ni moins que le groupe phare de 1984, avec onze ans d’avance sur les prédictions orwelliennes. Cette fois, le Blue Öyster Cult lâchait sur nous un chapelet de huit bombes réunies sur ce qui demeurerait son plus bel album, et le préféré de TOUS les fans. Cette fois, même si on restait dans la trajectoire des deux albums précédents, la musique se faisait moins dure, moins extrémiste, plus « variée » et plus – osons l’écrire – mélodique encore : c’est l’époque où, me semble-t-il, certains critiques étiquetèrent le groupe comme « les Doors du hard rock ». Pas parce que le BÖC avait un nouveau Jim Morrison comme frontman, mais parce que leurs textes, ésotériques, littéraires, complexes, abscons, parlaient de choses très inhabituelles dans le Rock, comme de jeux sadomasochistes une nuit de Nouvel An, de télépathes consumés par la jalousie, ou de Messerschmitts en mission suicide ! Et parce que, bien sûr, chacune des huit chansons de Secret Treaties était portée par une mélodie imparable.

Secret Treaties backEn ce qui concerne ces fameux textes, ils exploraient nombre de thèmes quasiment philosophiques, comme les rapports entre la technologie et la guerre, la frontière entre le progrès scientifique et la destruction, l’aliénation moderne, les manipulations mentales et politiques… mais également l’apocalypse qui s’annonçait : bref, cinquante ans plus tard, rien là dedans n’a vieilli, et tout semble même, au contraire, plus que jamais pertinent. Il faut néanmoins souligner que, dans Secret Treaties, les paroles de chansons ne sont pas signées par les membres du groupe, mais par Richard Meltzer, écrivain de SF, Patti Smith (alors « petite amie » de Meltzer, mais également proche d’Allen Lanier, claviériste et guitariste), et surtout par Sandy Pearlman, producteur historique du groupe. Ce bon Pearlman avait en fait un projet personnel, auquel participait principalement Albert Bouchard, le batteur et l’un des principaux compositeurs : la construction à travers l’œuvre du Blue Öyster Cult d’un grand récit visionnaire, d’une véritable « cosmogonie », intitulée « The Soft Doctrines of Imaginos ». Un projet qui verra le jour dans une version incomplète en 1988, mais qui ne sera totalement finalisé par Bouchard qu’après la disparition de Pearlman.

Présenté comme ça, l’album pourrait paraître terriblement « sérieux », voire même un tantinet ridicule, mais l’équipe du Blue Öyster Cult (les musiciens et leur entourage) était bien trop intelligente pour tomber dans les extrêmes : Secret Treaties y échappe grâce à une vraie ambigüité, le groupe préférant jouer les cartes des énigmes et des paradoxes, et noyant le tout dans une ironie, une distance cynique tranchant nettement avec les habitudes du Rock.

Secret Treaties innerEt puis il y a cette belle élégance dans les arrangements, ces guitares tranchantes, mais jamais démonstratives, ces riffs mémorables sans être clinquants, cette production maîtrisée, cette attention portée aux dynamiques sur chaque morceau. La guitare de Buck Dharma touche au sublime, à des hauteurs stratosphériques qu’elle ne quittera plus, même sur des albums moins inspirés. La voix d’Eric Bloom, qui, exceptionnellement, officie ici sur TOUS les morceaux sauf Dominance & Submission, laissé à Albert Bouchard, offre une alternative rafraichissante aux habituels hurlements typiques du genre…

Passons rapidement (car on pourrait y passer des heures) en revue les huit joyaux de Secret Treaties, huit chansons à la fois catchy et complexes, qui construisent l’une après l’autre une sorte de récit digne de ces concept albums typiques des années 60-70. Le disque s’ouvre sur le redoutable Career of Evil, œuvre de la paire BouchardSmith : le texte est une référence directe – passée inaperçue à l’époque – aux Chants de Maldoror de Lautréamont, qui avaient déjà inspiré à Patti son Poem of Isidore Ducasse : « I choose to steal what you choose to show / And you know I will not apologize / You’re mine for the taking » (Je choisis de voler ce que tu choisis de montrer / Et tu sais que je ne m’excuserai pas / Tu es à moi pour que je te prenne). Puisque les « milliardaires » aiment à exposer leur luxe, la chasse est ouverte ! En 1974, on prenait ça pour du cynisme, de la perversion ironique. Et si en 2025, Career of Evil nous encourageait à nous défendre de l’abjection des oligarques qui nous méprisent ? Subhuman (qui sera plus tard, au sein de la grande fresque Imaginos, renommé Blue Öyster Cult) raconte le sauvetage par les « garçons-huitres » de l’extra-terrestre Imaginos abandonné par ses amis, dans une atmosphère spectrale, étrange. De la pure SF entachée d’une forte symbolique sur l’évolution (ou la « dévolution », comme chez Devo, quelques années plus tard). Dominance and Submission est la pièce centrale de la première face : titre littéralement haletant, à la construction heurtée créant un crescendo dramatique, il conjugue puissance et fascination. Le texte de Pearlman a souvent été interprété comme traitant de contrôle mental, d’idéologie, et de pouvoir sexuel et politique, alors que son auteur a expliqué qu’il évoquait ici un moment-clé de sa jeunesse, quand en 1963, il avait entendu à la radio pour la première fois les… Beatles, et que, sous le choc, il avait perçu le « parallélisme entre la conscience révolutionnaire des masses et la manière dont elle affecte chaque individu ». Quoi qu’il en soit, c’est une GRANDE CLAQUE ! La première face se referme sur l’un des titres les plus classiques, mais également les plus controversés, du groupe, ME262 : boogie virtuose co-composé par Buck Dharma qui livre une belle démonstration à la guitare, ME262 est chanté du point de vue d’un pilote de la Luftwaffe (le Me 262 est le premier chasseur à réaction allemand), et explore l’ivresse technologique de la guerre, avec un second degré qui, inévitablement sans doute, passera largement au dessus des critiques de l’époque. Pourtant, un texte qui commence par « Göring’s on the phone from Freiburg / Says: « Willie’s done quite a job » / Hitler’s on the phone from Berlin / Says: « I’m gonna make you a star » (Göring est au téléphone depuis Fribourg / Il dit : « Willie a fait du bon travail » / Hitler est au téléphone depuis Berlin / Il dit : « Je vais faire de toi une star ») peut difficilement passer pour une apologie du nazisme, surtout de la part d’une bande d’intello juifs new-yorkais !!!

Cagey Cretins, qui lance la deuxième face, est le seul morceau totalement ignoré de l’album, quasiment jamais interprété sur scène, alors que TOUS les autres titres sont devenus des « classiques live ». C’est certainement la chanson la plus « pop » de Secret Treaties, confirmant, si besoin en est, les talents de compositeur d’Albert Bouchard. Peut-être est-ce dû au fait que ses paroles sont à la fois les plus anodines du disque (Meltzer les a écrites un jour où il s’ennuyait à la maison devant sa télé, et elles parlent de l’ennui et de la bêtise dans les banlieues US), mais, en tout cas, c’est une chanson qui mérite d’être réhabilitée. Il est néanmoins vrai qu’elle ne fait pas le poids par rapport aux trois merveilles qui suivent. Tout d’abord Harvester of Eyes, bijou de surréalisme dystopique, mais titre virulent avec son riff saccadé et le chant mécanique de Bloom : ce personnage qui récolte des yeux est-il une entité mythologique, un monstre de SF, ou bien une simple fumisterie ? Meltzer raconte que son texte est inspiré de l’histoire conflictuelle d’Abe Fortas, membre de la Cour Suprême des USA, mais on est bien en peine de saisir son propos ! Peu importe, la chanson est une tuerie ! Vient ensuite Flaming Telepaths, entre psyché et rock progressif : claviers brillants, paroles cryptiques évoquant une expérience scientifique démoniaque (On a longtemps supposé que la chanson parlait d’expérimentations secrètes de contrôle mental menées par des médecins / scientifiques nazis pendant la Seconde Guerre mondiale… ce à quoi Bouchard a répondu qu’il s’agissait d’une simple plaisanterie mal comprise, soit une réponse typique du Blue Öyster Cult !). En tous cas, le « I am after rebellion, I’ll settle for lies… » (Je cherche la rébellion, je me contenterai de mensonges…) a des accents drôlement prophétiques si l’on le considère à la lumière du fanatisme des « révolutionnaires MAGA » !

Et puis, Secret Treaties, qui n’a jusque là proposé aucune chanson faible, se termine par le sublime Astronomy, la plus grande composition des Frères Bouchard, le chef-d’œuvre de l’album. Un morceau qui fut qualifié à l’époque par un critique français – goûtant la provocation – de « Stairway to Heaven pour les gens intelligents » ! C’est une balade cosmique à la construction magistrale, avec un refrain d’un lyrisme funèbre. Morceau « lovecraftien » en diable, morceau pivotal de la saga Imaginos de Sandy Pearlman et Albert Bouchard, Astronomy est souvent cité comme le favori des fans (c’est mon morceau préféré du BÖC, sans conteste !), et a même été repris par Metallica.

Depuis 1974, Secret Treaties est un incontournable de toute discothèque un tant soit peu « éclairée », grâce à son cocktail d’alcool fort et de sucre parfaitement équilibré, une formule instable mais réussie associant rock progressif, heavy metal et pop music !

Après ce sommet, le Blue Öyster Cult ne retrouverait plus qu’épisodiquement une telle grandeur (parfois sur Fire of Unknown Origin, peut-être ?), mais resterait pour toujours l’un de mes groupes fétiches.

Eric Debarnot

Blue Öyster Cult – Secret Treaties
Label : Columbia
Date de parution : 5 avril 1974

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