Livre en forme de triptyque où l’essai se conjugue à la poésie, Trois tableaux interroge des images porteuses d’une idée de rupture, autour de la figure de Rimbaud, de la place que notre société fait à l’art, et des atteintes subies par la nature que décrit Ryusuke Hamaguchi dans Le mal n’existe pas.

Je l’avoue : j’avais totalement perdu de vue Jean Rouaud depuis 1990, l’année où il a obtenu le prix Goncourt pour Les Champs d’honneur. Une rapide recherche m’a appris qu ‘il avait pourtant fait paraître, depuis, une quarantaine d’ouvrages… Et puis au hasard d’un titre qui m’a attirée, me voici plongée dans ces Trois tableaux, un triptyque composé de la réunion de textes autonomes, où la malice et la poésie le disputent à la réflexion et à l’érudition. Et s’il s’agit bien de peinture dans les deux premiers textes – des toiles inconnues d’à peu près tout le monde – le troisième, lui, est une réflexion sur une image de film, Le Mal n’existe pas de Ryūsuke Hamaguchi.
Le point de départ de « La Vérité sur Jef Rosman » est un tableau exposé au musée Rimbaud de Charleville et intitulé Épilogue à la française. On y voit « l’homme aux semelles de vent » alité, en convalescence à Bruxelles après avoir été blessé par le coup de feu tiré par un Verlaine aviné en juillet 1873. Seul dépasse du drap tiré jusqu’au menton un visage au regard halluciné encadré de boucles ébouriffées. Sur un paravent, à la tête du lit, figurent des indications situant la scène chez Madame Pincemaille, marchande de tabac, rue des Bouchers et la mention de celui qui a peint cette scène « sur nature », Jef Rosman. Un tableau qui semble donc hyper documenté et peut-être même un peu trop… car tout ceci est pure fantaisie : Jef Rosman n’existe pas et la toile semble bien postérieure à 1873. Supercherie ? Nous voilà lancés dans une enquête virevoltante qui, au fil d’incessants rebondissements, nous conduira, de documents attestés en hypothèses fantaisistes, à une possible attribution du tableau à Édouard Vuillard, puis à Ker-Xavier Roussel.
Le texte suivant, Jongleur et chemineau, d’après le tableau d’un peintre inconnu, daté de 1936, représente trois hommes sous un ciel plombé, tenant qui un violon, qui une clarinette, qui l’étui d’un cymbalum. Ils marchent, tête basse, dans un paysage enneigé. Ce qu’il inspire à Jean Rouaud, c’est un long poème en vers libres, en quatre-vingt pages et en cinq actes, une promenade où les paysages se mêlent aux souvenirs d’enfance, la littérature à la peinture et à la musique, le Moyen-Âge à aujourd’hui. Bounine, Mandelstam, Matisse, Picasso, de Kooning. La musique klezmer. Rameau. Le violon du grand-père. Puis « le trou noir du siècle Auschwitz Treblinka Sobibor Chelmno ». Nous voilà ensuite transportés dans la commune de Loire-Inférieure où sont les racines de l’auteur, entraînés aux côtés de Malcolm Lowry puis de Claude Simon. Un retour au passé avec Chrétien de Troyes, avant que Bob Dylan ne nous ramène à l’époque contemporaine. On comprend alors l’interprétation que donne Jean Rouaud du mystérieux tableau : constamment bombardés par une musique assourdissante, « insultante et humiliante », nous sommes désormais privés des bruits de la nature, de la musique du monde.
Dernier volet du triptyque : « Tourner, se retourner », à partir d’un plan de Le mal n’existe pas, film du cinéaste japonais Ryūsuke Hamaguchi, sorti en 2024, qui a aussi pour cadre un paysage hivernal. Une fable écologique – le projet d’installation d’un « glamping » – camping glamour – dans une zone où la flore et la faune sont encore intactes, l’histoire d’un petit Yellowstone livré aux appétits des promoteurs. Un film que Rouaud met en regard de Dersou Ouzala (1975) d’Akira Kurosawa où le respect du monde naturel dont témoigne le vieux chasseur sibérien contraste violemment avec les dégradations qu’on lui fait subir aujourd’hui. L’occasion pour l’auteur de jouer avec l’histoire du cinéma, car « tourner », c’est aussi « se retourner » : Kagemusha, La Chevauchée fantastique, Robin des bois, Vers la lumière... Autant de références qui servent d’appui à une analyse de l’évolution du septième art, dont Rouaud se demande s’il offre encore, pour reprendre les mots de Serge Daney, « ce sentiment d’appartenance à l’humanité à travers un pays supplémentaire. »
Pourquoi avoir associé ces trois textes? Au-delà du motif de la représentation, picturale ou cinématographique, de la part de vérité et d’illusion dont elle est porteuse, Jean Rouaud nous dit qu’ils « tournent tous aux côtés d’une rupture, d’une bascule. » La rupture poétique introduite par Rimbaud, en parallèle à sa révolte contre les codes sociaux. Celle qui substitue le vacarme des musiques amplifiées au chant des oiseaux, qui sacrifie la nature au profit. Celle enfin qui, après avoir remplacé le texte par l’image la voit, dans sa forme traditionnelle, céder la place à de nouveaux modes de représentation. L’occasion pour Jean Rouaud d’une réflexion stimulante et poétique sur le monde que nous construisons.
Anne Randon