En un dimanche marqué par le relevé des compteurs de Morrissey au Zénith de Paris, il était permis d’oser une autre aventure. Celle de Christopher Owens, l’ex-Girls, revenu du diable vauvert pour pondre un des albums les plus émouvants de 2024, et bouleverser son public fidèle, venu en masse à la Maroquinerie.

Un dimanche soir parisien pas comme les autres que ce 15 juin, avec le passage du « Moz », au Zénith, vu comme obligé par beaucoup, acceptant pendant 2h de bien séparer l’homme de l’artiste. Vous en lirez le compte-rendu par ailleurs dans Benzine car nous savons faire des efforts, y compris le dimanche soir. Pour notre part, nous avons opté pour l’alternative avec le rare concert parisien de Christopher Owens : une soirée garantie sans hits universels, où il n’y a nullement à séparer l’homme de l’artiste, tant les deux sont imbriqués, une soirée pleine de frémissements et de tension. Emotions garanties. Faut-il rappeler que l’ex-Girls a connu une descente aux enfers, victime d’un accident de la route, divorcé, devenu sans-domicile fixe après la fin du groupe il y a treize ans, et jouant dans la rue pour gagner sa vie. Ascension, puis chute : une destinée si typiquement américaine. Coda inattendue, le retour de flamme : après des albums solo aux succès d’estime, il a connu une véritable renaissance artistique avec la sortie, fin 2024, de I Wanna Run Barefoot Through Your Hair, recueil de chansons pop-rock classique mâtinée de folk, tantôt seul, tantôt accompagné… Un disque plein de douleurs mais aussi de lueurs, toujours empreint d’amour et de tendresse, illuminé par la voix émouvante du chanteur. L’énergie, et la lumière, du survivant. En route vers la Maro, et fissa !
Tout d’abord, un mot sur Leo Blomov qui ouvrait la soirée. Malgré son nom en clin d’œil à Oblomov, l’ambiance est tout sauf slave, plutôt tropicale. Blomov, qui était accompagné sur scène d’un clarinettiste, et en général d’un groupe plus large, dit avoir voulu transmettre son amour de la culture brésilienne, en chantant entièrement son troisième album, au titre en forme de private joke, Blomovinho, publié fin mai. Nous aurons juste vu le dernier morceau, composition fragile et enjouée, à l’issue d’une petite demi-heure set, ce qui est bien trop fugace pour nous faire un avis charpenté, mais assez pour avoir envie de revoir l’artiste dans de meilleures conditions. Pour les Franciliens, Leo Blomov jouera ainsi au Hasard Ludique le 1er juillet pour sa « release party ».
Juste après 21h, après une demi-heure de pause et de changement de scène, nous permettant de réécouter du Dylan (on voit où est placée la barre), la Maro est pleine comme un œuf — et c’est rassurant — pour accueillir notre homme. Christopher Owens entre en scène, seul, comme nu, à peine habillé d’un costume d’arlequin un peu trop grand et de sa guitare, de ses pédales d’effet, et protégé par d’épaisses lunettes de soleil. Le bracelet de sa montre pendouille un peu. On se dit un court instant qu’il ne ressemble plus à grand-chose, alors qu’il peine à accorder sa guitare, et que ce concert va peut-être partir dans le décor assez vite. La lecture des setlists de ses concerts depuis début d’année, aux Etats-Unis puis en Europe, est à la fois énigmatique et excitante : jamais deux soirs la même chose, toujours un peu de son dernier album solo, une pincée de titres de Girls, certes, et pas mal de reprises très différentes (Beach Boys, Suede, Spiritualized, Elvis, John Denver, mais aussi Lionel Ritchie ou Cat Stevens…).
Ce soir, d’ailleurs, Owens va se « chauffer » avec plusieurs reprises à la façon, Time after time de Cyndi Lauper (!), Leaving on a Jet Plane de John Denver, Last Night I Had a Strangest Dream d’Ed McCurdy, méconnue par ici, plus loin la chanson la plus emblématique de Spiritualized et de son héros Jason Pierce, Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space. Mais vient ensuite le moment d’honorer son dernier album, dont les titres phares constitueront des pics de tension et d’émotion : No Good, I Know, Beautiful Horses, This is My Guitar (illuminé par l’harmonica)… Le chanteur limite les interactions avec la foule, mais arbore un sourire reconnaissant, visiblement heureux d’être là, et remerciant avec chaleur de temps en temps.
Surtout, il glisse que pour lui, cette tournée est un peu spéciale, c’est la première pour laquelle sa femme est sa tour manager. Ce n’est pas innocent, c’est même sans doute une clé de la renaissance de Christopher Owens : toutes ses plus belles chansons interprétées ce soir – toutes, en réalité – ne sont qu’ode à l’amour, terminé, retrouvé, forever. On comprend que tout le concert n’est qu’une immense déclaration d’amour à sa moitié, à qui il dédie une chanson aux paroles explicites : « I love you so much ». Et c’est simplement bouleversant. Car Owens la chante et chante cet amour avec son cœur, serrant sa guitare contre celui-ci, sa voix faisant parfois le grand huit, toujours féline.
Dans la seconde moitié du set, l’artiste utilise un autre allié, son harmonica, auquel il insuffle une énergie vitale, celle du désespoir, puis de l’espoir retrouvé, par exemple sur I Need You, reprise de Tim McGraw, très dylanesque. Le territoire se fait à la fois de plus en plus folk, et de plus en plus intime. C’est l’évidence : il n’y a vraiment pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre ce que chante l’artiste et ce qu’il est. Et cela touche, intensément, au cœur, son public, qui lui fait un triomphe ému à la fin de chaque chanson. Plus loin, True Love Will Find You in the End, le chef d’œuvre de Daniel Johnston, arrive comme une évidence, poignante, avant Vomit, une des cathédrales pop bâties avec Girls : deux chansons aux antipodes, en théorie, mais qui, ainsi traitées et transcendées par un artiste à fleur de peau, produisent le même frisson.
Le set se termine en offrandes de fleurs séchées du bouquet ornant le pied de micro offertes au public, comme une maigre décoration, mais ô combien essentielle. Owens revient pour deux chansons en rappel, à nouveau équipé de ses lunettes de soleil, protection dérisoire vis-à-vis du public à qui il s’est déjà tant donné. On ne sait plus ce qu’il chante, mais, à vrai dire, on s’en fiche un peu, on est ailleurs, transporté par l’authenticité et la fragilité du bonhomme. Sans doute une chanson de Girls vu l’emballement général et l’empressement du public à chanter le refrain… Après 1h20 sur scène, le roi nu s’en va comme il est venu, dans son costume d’arlequin trop large, le bracelet de sa montre pendouillant. Cette soirée magnifique dans la salle de la rue Boyer aura confirmé cette résurrection, véritablement bouleversante.
Au loin, à 3 km de là à vol d’oiseau, un autre bouffon, devenu un peu plus pathétique, s’apprête à pousser sa dernière chansonette. Heureusement, pour certains artistes, en effet, There is a light that never goes out.
Texte et photos du concert : Jérôme Barbarossa