Fairyland Codex, le quatrième album studio des Australiens barrés de Tropical Fuck Storm, les montre parvenus à une réelle maturité musicale, sans pour autant sacrifier ni leurs ambitions ni leur goût pour l’étrangeté. Une leçon et une claque à la fois !
Quatre ans se sont écoulés depuis que Deep States, le troisième album des Australiens aussi ambitieux qu’étranges (et brutaux) de Tropical Fuck Storm. Quatre ans qui nous ont permis de les voir allumer des incendies sur scène, mais aussi d’absorber une musique qui est tout sauf facile. Et les voici de retour avec ce Fairyland Codex à la pochette troublante, enrobant un contenu qui l’est encore plus.
Disons-le d’emblée, ce nouvel album sonne au premier abord comme celui d’un groupe qui accepte sa « maturité », et la hargne et la colère des débuts ne sont plus qu’épisodiques. Ce qui ne veut pas dire que ce soit le disque d’une remise en question radicale de Tropical Fuck Storm : on parle plus cette fois d’effectuer des « ajustements » formels, d’aller vers une sorte de « raffinement » du son comme des thèmes traités, sans rien sacrifier de l’audace fondamentale de leur démarche. Et puis, on nous a expliqué que l’enregistrement de Fairyland Codex avait eu lieu « dans la nature », alors que la chaleur imprégnait l’atmosphère : même si ce n’est pas vrai, on a en tous cas le sentiment de surprendre ici des musiciens baignant dans un état de suspension, entre bonheur et hébétude (teintée d’angoisse, on ne se refait pas…), donc un état assez éloigné de la furie punk originelle.
Ceci dit, l’introduction assez démentielle de Irukandji Syndrome en déstabilisera plus d’un parmi ceux qui connaissent déjà Tropical Fuck Storm : le groupe a présenté l’album comme étant une « collection de récits mythiques alertant sur le déclin planétaire », et ce premier titre en est l’illustration directe. Les irukandji sont de toutes petites méduses cubiques, dont les piqûres peuvent provoquer le « syndrome d’Irukandji », potentiellement mortel ! Fait intéressant, leur nom fait référence au peuple aborigène australien Irukandji, de la région côtière de Palm Cove, ce qui permet à Tropical Fuck Storm de confronter le narrateur, devenu marin, avec une créature mythique – une méduse géante – lui annonçant avoir toujours été là au long de l’Histoire de l’humanité, mais l’avertissant (sans frais) : « This time I’m quite sure that things won’t end so well for you » (Cette fois, je suis certain que les choses ne se termineront pas bien pour vous !). C’est du lourd !
Heureusement, au milieu du catalogue de récits mythiques modernes et de fables sombres – d’une indiscutable ambition intellectuelle – représentant notre époque, que constitue l’album, le plaisir de l’auditeur n’est pas sacrifié. Prenons par exemple Goon Show, une très bonne chanson, directe et efficace, ou en tous cas claire et percutante : le spoken word menaçant de Liddiard (pas loin de certains morceaux prophétiques de Nick Cave) expose la généralisation du mensonge dans les médias, pointe du doigt le cirque Trumpien (« ‘Cause if they lose they win / And all they need’s the wind / That blows where people wave their flags at people waving flags » – Parce que s’ils perdent, en fait ils gagnent / Et tout ce dont ils ont besoin, c’est de vent / Qui souffle là où les gens agitent leurs drapeaux à l’intention de gens agitant des drapeaux)… Mais Goon Show est aussi une chanson parfaitement excitante, enthousiasmante !
Si Fairyland Codex, au delà de la complexité de la construction et de l’interprétation de la plupart de ses chansons, est aussi beau – peut-être plus beau encore que son prédécesseur -, c’est bien que Gareth Liddiard se révèle de plus en plus comme un compositeur majeur. On a déjà évoqué dans sa musique des échos de la munificence douloureuse d’un Mark Eitzel et son American Music Club, et c’est encore plus sensible ici. Prenez Fairyland Codex, la chanson-titre et ses près de neuf minutes, qui offre à Liddiard l’opportunité de venir tutoyer au firmament les plus grands artistes de ces dernières décennies. Fairyland Codex peut être écoutée comme un véritable manifeste, un précis de doutes et de terreur, permettant peut-être d’expliquer le mal profond de notre monde. Ou au moins de vivre avec : « A village in hell is waiting for you / A village in hell, it’s there if you choose » (Un village en enfer t’attend / Un village en enfer, il est là si tu le choisis). Une immense chanson qui caresse et susurre, mais seulement pour ne pas hurler de terreur.
Une chose qui ajoute encore de la Beauté à un album qui n’en manque pas, ce sont les harmonies vocales féminines, souvent éthérées et planantes (Bye Bye Snake Eyes, superbe, et… presque folk, comme le tout aussi magnifique Stepping On A Rake, d’ailleurs…), et les interactions régulièrement surprenantes entre Liddiard et les deux autres chanteuses, Fiona Kitschin (la bassiste) et Erica Dunn (guitariste et claviériste). Cette maîtrise accrue (pour ne pas dire « nouvelle », ce qui serait exagérée) des voix porte d’ailleurs Tropical Fuck Storm vers un classicisme que l’on n’attendait pas (qu’on n’espérait pas ?) d’eux.
Mais ne donnons pas non plus l’impression que ce disque n’est que sagesse et retenue. La folie, l’acidité, l’anarchie rôdent et éclatent régulièrement, comme dans les délirants – car à la fois acerbes et réjouissants – Dunning Kruger’s Loser Cruiser (référence directe au biais cognitif qui est devenu la plaie des réseaux sociaux, l’excès de confiance en eux que manifestent les moins instruits, les moins compétents !) et Bloodsport (sur la violence croissante des médias). Et puis il y a la très impressionnante conclusion, dissonante et dérangeante, qu’est Moscovium : une métaphore des dangers invisibles – technologiques, écologiques, sociétaux – qui nous menacent, un récit paranoïaque mélangeant « l’Area 51 » et les expériences inquiétantes qui y ont lieu et le goût humain pour la violence, qu’elle soir « civile » ou « militaire ». Clore un album sur les cris de « Murderers, Murderers ! » est tout sauf anodin.
Dans tous les cas, qu’on ait envie ou non de se frotter à quelque chose d’aussi puissant que ce Fairyland Codex, voici un album qui marque l’année 2025, et montre à quelle hauteur sont désormais parvenus Tropical Fuck Storm.
Eric Debarnot
Tropical Fuckstorm – Fairyland Codex
Label : Fire Records
Date de parution : 20 juin 2025