L’accident de piano marque un changement dans le cinéma de Dupieux : moins fantaisiste, surréaliste et moins drôle, il interroge plus franchement son époque, tout en questionnant en même temps les dispositifs cinématographiques de l’auteur.

On s’était déjà posé la question avec Yannick : il semblerait qu’au détour de ses saillies absurdes et déjantées, Dupieux soit tenté, de temps à autre, de prendre à bras le corps son époque. Le Deuxième Acte évoquait lui aussi des questions d’actualité, toujours circonscrites au milieu du spectacle (après le théâtre, le cinéma), et L’Accident de Piano élargit le propos sans jamais réellement quitter cette question de la représentation. Son héroïne, youtubeuse richissime, se met en scène en alignant les mutilations diverses grâce à une insensibilité à la douleur. Dans la foule des fans, un panneau clame : « Tu fais du bien là où ça fait mal ».
Une star cynique, un assistant servile, des chasseurs de selfie décérébrés : le tableau est d’une noirceur sans fond, et la satire plus amère que franchement drôle. L’absurde à la Dupieux se fait lui-même plus discret, presque dévoré par un sujet qui n’a malheureusement rien de fantasque : ses personnages semblent sonnés, les neurones grillés, dans un présent immédiat de vidéos n’excédant pas les dix secondes. Le personnage de la journaliste a beau lancer une certaine quête et un intérêt sur ce que pourrait avoir à cacher la star, cette gangue d’indifférence (Magalie ne cesse de répéter « J’m’en fous ») contamine l’ensemble des enjeux.
La mise en scène de Dupieux joue clairement sur cette ambivalence : un regard froid, presque clinique, dans un cadre qui rappelle celui du Daim (chalet, montagne, massacre) et un traitement à distance qui renvoie à Réalité. À la différence notable qu’on en soustrait la charge insolite, voire surréaliste, qui faisait leur charme. Sa photo légèrement laiteuse, son usage minimaliste de la musique distillent un malaise efficace, dans un récit d’une longueur inhabituelle pour le réalisateur (1h28), et qui se ressent clairement.
La détestation généralisée du genre humain, l’absence d’une réelle flamme (celle qu’on avait, par exemple, dans la folie de Yannick), la linéarité des enjeux dans l’interrogatoire « psy » assez limité de la journaliste semblent volontairement désactiver l’une des singularités du cinéma de Dupieux, qui enfonce tout de même un certain nombre de portes ouvertes dans sa critique de l’époque.
Mais c’est aussi là l’intérêt de cet opus que de s’interroger sur cette posture visant à offrir un flux sans cesse renouvelé au spectateur : Dupieux évoque bien entendu son propre théâtre de la cruauté et sa surproduction à travers le portrait de Magalie, et la question cruciale de savoir ce qui, dans ces dispositifs fantasques, relèverait de l’art ou du divertissement.
La scène éponyme, point central sur lequel on revient à plusieurs reprises, devient ainsi un véritable objet de dissection. Ce piano suspendu, image qui semble sortie du cinéma de Buñuel, n’aura pas droit à sa charge surréaliste, qui reposerait sur le surgissement et l’absence d’explication. Bien au contraire : Dupieux transforme la séquence en un véritable making-of, évoque les conditions de réalisation, l’accessoire, la coiffeuse, et les exigences discutables de « mise en scène » qui, pour forcer la dose, conduiront au pire. Une interrogation lucide, un regard vers le haut pour prendre la mesure de nos mesquineries, et de l’étendue de la vanité qui pousse à les transformer en spectacle.
Sergent Pepper