Loin de Berlin, sous les auspices nouveaux des resorts touristiques et de Patricia Highsmith, Jan-Ole Gerster n’a pas (totalement) perdu de sa touchante ironie pour saisir ces petits détails, piquants, qui viennent démantibuler, puis reconstruire, le quotidien.

À chaque début des trois films de Jan-Ole Gerster, il y a un personnage qui s’éveille. Comme s’il venait au monde. Au petit matin, Niko fuit la chambre de sa copine qu’il largue d’un simple regard (dans Oh boy), Lara se réveille à l’aube de ses soixante ans et envisage de sauter par la fenêtre (dans Lara Jenkins) et Tom lui, dans Islands, émerge d’une énième cuite, avachi sur le sable d’une plage qui paraît perdue. La symbolique est évidente, trop peut-être. Trois personnages qui ne savent pas (ou plus) quoi faire de leur vie et qui, sur plusieurs heures ou plusieurs jours, vont décider, au fil de divers événements, de reprendre leur vie en main. D’agir. De subir peut-être, mais d’agir. De réveiller leur conscience. Pour Tom, professeur de tennis sans attaches dans un grand complexe hôtelier à Fuerteventura, c’est la rencontre d’un couple à bout de souffle, Anne et Dave, et de son enfant qui, soudain, va le confronter au vide fulgurant de la réalité qui l’entoure, illusions perdues comprises. Et le forcer à agir donc. À envisager un autre avenir, loin de cette île dont il semble le prisonnier…
Après avoir fait dans la comédie douce-amère, Gerster change de registre en s’essayant à une sorte de thriller psychologique, thriller dans la mesure où Dave disparaît un beau matin et amorçant, de fait, un début d’enquête. Que s’est-il passé ? Fugue, accident, meurtre ? Que cache Anne sous ses airs (faussement) désinvoltes ? Mais thriller qui infuse lentement (Dave ne disparaît qu’après environ trois quarts d’heure de film), pour finalement se révéler chausse-trappe à partir du moment où Gerster s’intéresse davantage au rapprochement entre Tom et Anne qu’à la mystérieuse absence de Dave. Rapprochement qui va permettre à ces deux-là d’évoquer les manquements à leur vie, leurs failles et leur passé (se sont-ils déjà rencontrés ici, à Fuerteventura, il y a plusieurs années ?). Et à Tom d’envisager une possible paternité, réelle ou fantasmée.
Là, Gerster revient à l’essence de ses deux premières œuvres en filmant un personnage qui doute, qui s’interroge tout en éprouvant les embûches et les incertitudes de son existence. C’était devoir se responsabiliser pour Niko. Accepter ses échecs pour Lara. Et c’est se bouger le cul pour Tom. Tout cela confère au film une atmosphère étrange et languide, écrasée de soleil, tout en contrastes. Une atmosphère en constant décalage, à l’image de Tom : gueule de bois chaque matin, toujours en retard à ses cours de tennis, toujours en discothèque la nuit venue… Et quand les maris de l’hôtel, benêts et bedonnants, lui envient sa liberté, Tom paraît envier leur vie rangée, qui aurait du sens éventuellement : une épouse, des enfants, une maison, un boulot intéressant.
Gerster se permet même quelques touches d’étrangeté (un volcan qui gronde, une chamelle qui ne cesse de vouloir s’échapper de l’île, cette même musique qui passe et repasse, inlassablement, dans la boîte de nuit), faisant cohabiter ces « choses de la vie » avec ses inévitables bizarreries. Islands flotte ainsi dans une espèce d’entre-deux, en équilibre sur un fil, et on ne saurait dire au bout du compte s’il manque au film un peu plus de cette ironie touchante qui allait si bien à Oh boy et à Lara Jenkins, ou s’il manque au récit un trouble plus prégnant, qui nous emmènerait vers plus d’inconnu, plus de lâcher prise. Ou si, à la rigueur, il ne manquerait pas un peu des deux… Loin de Berlin, sous les auspices nouveaux des resorts touristiques et de Patricia Highsmith, Gerster n’a pas totalement perdu de sa malice pour saisir ces petits détails, piquants, qui viennent démantibuler, puis reconstruire, le quotidien.
Michaël Pigé