Masters of Reality – The Archer : Cordes sensibles

Après quinze ans d’absence, le retour aux affaires du groupe de Chris Goss démontre que le temps n’a pas encore de prise sur Masters of Reality. The Archer est logiquement imprévisible, catégoriquement inclassable et joyeusement ténébreux.

© Mascot

Peut-on légitimement définir des attentes à l’annonce d’un album de Masters of Reality ? Probablement pas. Stylistiquement, le vaisseau-amiral de Chris Goss, l’homme ayant produit Kyuss et Queens of the Stone Age, ne fait rien comme tout le monde. Les frontières entre les genres sont poreuses, et l’alliage des contraires semble être l’une des rares vraies règles d’un jeu que le guitariste-chanteur-producteur pratique avec une pokerface qui interdit systématiquement d’en prévoir l’issue. La chronologie des sorties est étrangement symétrique, avec trois albums par décennie entre 1989 et 2009, et rien à jeter. Voyez plutôt : En 1989, un premier album éponyme comme une déclaration d’intention, lourd comme Sabbath, mystique comme Pink Floyd et théâtral comme Bowie, avec cette incroyable pochette d’un jardin qui rendait tangible l’espace imaginaire dans lequel ce genre de musique pouvait éclore.

En 1992, Sunrise On The Sufferbus remontait la source du blues, avec à son bord le terrible Ginger Baker, que l’on découvrait souriant et étonnamment coopératif. En 1999, Welcome To The Western Lodge, favori de votre serviteur, accentuait les velléités psychédéliques du groupe sans lésiner sur le goudron sonore. John Leamy, qui avait peint la pochette du premier album, rejoignait officiellement le navire comme batteur. En 2001, la quasi-totalité des Queens of the Stone Age d’époque (Homme, Oliveri, Lanegan, Van Leeuween ainsi que Dave Catching et Brendon McNichol) étaient bombardés membres honoraires le temps d’un album devenu culte (Deep In The Hole), puis d’un superbe live sorti deux ans plus tard (Flak ‘N’ Flight). En 2004, Give Us Barrabas exhumait un projet mis de côté par Epic presque dix ans plus tôt, et sur lequel Goss semblait tester les ambitions les plus pop de son écriture. Sorti en 2009, Pine/Cross Dover revenait à un stoner rock musculeux et aura servi d’ultime wagon au groupe pendant plus de quinze ans. Entre temps, Chris Goss est resté occupé, fignolant ses compos depuis sa maison dans le désert et contribuant occasionnellement à des productions extérieures. On l’avait notamment retrouvé aux manettes du fantastique Choice Of Weapon, qui captait The Cult en plein renouveau artistique.

Or, après une quinzaine d’années, pas mal d’impatience et beaucoup d’incertitude, il est encore moins facile de circonscrire nos attentes face un nouvel opus des Masters. Car l’enjeu est double. Si Masters of Reality n’est pas le genre de groupe qu’on l’a envie d’encourager à se répéter, son identité propre est si singulière que l’on redoute presque de l’entendre se diluer. La composition éponyme qui ouvre The Archer est donc l’occasion d’expertiser ce délicat équilibre entre familiarité et renouveau à l’aune d’un nouvel album. Ce qui frappe, immédiatement, c’est que la voix de Goss demeure parfaitement intact, semblable en tout à ce qu’elle fut aux débuts même du groupe, il y a plus de trente-six ans. Goss chante avec cette morgue élastique qui inspirera notablement Josh Homme après Kyuss. L’adjectif bowiesque pourrait s’imposer, si le panorama musical autour du micro n’était pas aussi rugueux, comme exposé à tous les éléments des grands espaces américains. Entre la guitare acoustique et les percussions, la basse de Paul Powell évolue en toute fluidité, comme pour apporter un contre-chant à la mélodie vocale. Les arpèges électriques d’Alain Johannes se camouflent subtilement dans un relief qui change lentement, si imperceptiblement qu’on pourrait le manquer en un clin d’œil. À l’inverse, I Had A Dream est fuzzé, sautillant et théâtral. Goss nous conte « un rêve de musique » à la recherche de « l’accord perdu », peut-être celui-là même dont Keith Richards parlait avec la candeur de ceux qui n’ont jamais voulu faire leur devoirs.

La rêverie psychédélique de Chicken Little est parfaitement représentative d’un son que l’on identifierait comme celui de Masters of Reality, mélangeant droning de fuzz, modulations d’accords à haut potentiel cinématique et vocalises hantées par un blues débarrassé du fétichisme pour son incarnation originelle. C’est aussi le cas sur Mr. Tap n’ Go, réjouissant tour de manège où guitares et claviers se mêlent sans retenue sur la batterie puissante de John Leamy. Le chant de Goss est capté à son paroxysme lynchien et la dernière minute est si délicieusement carnavalesque que l’on aurait envie de chercher le regretté Mark Lanegan dans les octaves inférieures des chœurs. Barstow est une autre recette de concoction intemporelle, où la sève bluesy des guitares côtoie un piano malicieux et une batterie tout terrain, qui amorce chaque transition avec un flegme de caméléon. On songe à Pink Floyd pour caractériser rendu sonore de Sugar, premier single partagé à l’annonce de ce nouveau projet, mais une simple référence, si illustre soit-elle, échouera toujours à faire justice à la singularité persistante de Masters of Reality. Je me contenterai de référencer ma découverte initiale du titre, qui avait suffi à me ramener à l’époque où j’avais pour la première fois lancé l’écoute de Welcome To The Western Lodge.

Powder Man se passe de batterie pour faire tourner des accords autour d’un discret pointillage électrique et d’un mellotron en arrière-plan. Leamy revient en force sur It All Comes Back To You, où les harmonies lorgnent vers l’est, aidés par les riffs quasiment zeppelinien des refrains. La production d’Alain Johannes, toujours redoutable lorsqu’il s’agit d’allier une instrumentation analogique à des textures avant-gardistes, est particulièrement à propos sur ce titre, qui défie la plupart des classifications temporelles ou stylistiques que l’on serait tentés de lui apposer. En guise de conclusion, Bible Head est un habile pied de nez d’hybridation des genres. La rythmique passe du raggae au stoner rock sans prévenir et les guitares sont distordues au point où chaque note ressemble à une section de cuivres. L’air de rien, Leamy fait grimper le groove jusqu’à une ultime section où la voix de Goss se tord comme pour chatouiller la frontière entre justesse et inconfort. On aurait envie d’en reprendre une nouvelle dose immédiatement, et c’est à ce moment précis que The Archer coupe le son, sur le triple écho d’un grincement qui, on l’espère, ne sera qu’une courte épitaphe avant la prochaine aventure des Masters Goss et Leamy.

Mattias Frances

Masters of Reality – The Archer
Label : Mascot
Sortie : 11 avril 2025

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