Le navire de Tobias Forge pousse son épopée vers des eaux toujours plus cristallines, avec à son bord un public toujours plus large. Malgré un rendu mieux équilibré que celui d’Impera, l’écoute de Skeletá n’épargne pas certaines frustrations récurrentes.

L’histoire de Ghost est celle d’un succès, même si ce n’est pas tout à fait ce que raconte Tobias Forge, aka Papa Emeritus I à IV, Papa Nihil, Cardinal Copia, et depuis 2025, donc, Papa V, dit « Perpetua ». En 2006, alors que Ghost voit le jour en plein ère Myspace, Forge est déjà un vétéran de la scène métal suédoise. Après avoir fait ses armes dans le groupe death metal Repugnant, il a secondé les hardeux de Crashdïet et les punks de Onkel Kankel, puis a mené le groupe pop rock Subvision. C’est durant cette période qu’il commence à travailler sur un nouveau projet, qui n’a initialement pas d’autre ambition que de lui fournir un hobby créatif dans l’éventualité où il devrait renoncer à être musicien professionnel. Incertain quand à sa position au sein de cette nouvelle entité, il propose le micro à différents collaborateurs, mais aucun n’accepte. Flanqué de Gustaf Lindström, son ancien comparse de Repugnant, Forge creuse son concept, décide de se déguiser en pape satanique, planche sur un lore et poste quelques chansons en ligne en 2010. Il est immédiatement contacté et signé par un label.
La suite est connue. En octobre, Opus Eponymous est globalement salué par une presse qui a du mal à décrire le projet. Ghost allie l’esthétique satanisante du métal nordique à un son non moins théâtral et mélancolique, agglomérant des éléments de doom et de heavy metal raffinés en une formule extrêmement accrocheuse, que certains compareront à Blue Öyster Cult et Alice Cooper, mais pas uniquement. En 2013 parait Infestissumam, second album produit par Nick Raskulinecz (Alice In Chains, Stone Sour, Foo Fighters, Rush, Trivium, Deftones…), qui entérine la popularité grandissante du groupe. La sortie de Megliora durant l’été 2015 marquera une première consécration. Malgré des dissensions internes sur des questions de royalties, l’album est encensé et Ghost tourne à une échelle planétaire. En 2018, Prequelle verra le groupe ouvrir pour Guns ‘n’ Roses et lancer sa tournée européenne avec une date au Royal Albert Hall. Après un retard pour cause de Covid, Impera sera distribué en mars 2022 et Ghost recevra une certification platine pour le single Mary On A Cross, paru à l’automne 2023 sur l’EP Seven Inches of Satanic Panic. Les dates finales de la tournée américaines sont filmées en vue d’une sortie en salles et en support physique en juin 2024, sous le titre Rite Here Rite Now.
Il n’aura donc pas fallu quinze ans à Ghost pour passer de passion project à nouveau Rammstein, devenant un grand cirque qui remplit des stades et alimente une trame fictive qui délecte sa communauté de fans. Et la musique, dans tout cela ? Comme nous le disions plus haut, les débuts du groupe suscitèrent les éloges de la presse et du public, culminant avec la sortie de l’EP Popestar en 2016. Cette appréciation a naturellement été nuancée et infléchie au fil des années. Je ne fais personnellement pas partie des détracteurs de Prequelle. Le caractère pop de titres comme Dance Macabre ou Pro Memoria est aussi ce qui permet à l’album de se démarquer de ses prédécesseurs. Je suis plus critique en ce qui concerne Impera, que je trouve peu créatif, encombré par ses ambitions théâtrales et ses références. Griftwood est l’une des rares chansons à remporter mon adhésion, malgré un riff en hommage à Ain’t Talking About Love de Van Halen, un groupe auquel je suis pourtant allergique. Quoique l’on puisse en penser, Impera avait, comme chaque nouvel opus de Ghost, marqué un nouveau palier dans l’engouement autour du groupe. S’il était devenu évident que Forge avait remisé la crédibilité de niche qui avait auréolé ses débuts, on ne pouvait que se réjouir de voir le projet poursuivre son ascension. Le chanteur annonçait un nouvel album dont les chansons seraient liées à des thématiques-clés, comme des identités remarquables pour songwriting, ou ces fameuses « kitchen table issues » que l’aile non-progressiste du partie démocrate américain semble avoir tant de mal à définir (taxez les milliardaires, putain !!!). Sans espérer retrouver le frisson des premiers albums, on attendait donc Skeletá avec de bonnes dispositions.
Peacefield entame littéralement la messe avec une chorale religieuse, avant un riff arpégé qui sent fort l’arena rock eighties. La voix de Forge, reconnaissable entre toutes, s’élève comme un Alice Cooper dopé aux néons d’une borne d’arcade. À la six-corde, Fredrik Akesson (Opeth) apporte toute sa dextérité, qui avait déjà contribué aux enluminures luxuriantes d’Impera. Sans radicalement dévier du cahier des charges de l’album précédent, justement, cette ouverture préserve un peu de mystère quand à l’identité sonore de Skeletá. En seconde position se trouve, logiquement (prévisiblement ?), Lachryma, méga-single destinée à une rotation universelle comme c’est le cas pour chaque tube de Ghost depuis Dance Macabre. Le refrain est géant, irrésistible et un peu vulgaire à la fois, comme si Def Leppard et Abba s’étaient accouplés dans le moule bien propre du Black Album de Metallica. Le résultat ne swingue pas des masses, mais il n’en a clairement pas l’intention. Les guitares carillonnent en harmonie et les trépidations de la section rythmique suffisent à faire imaginer la pyrotechnie des passages sur scènes. Non content d’avoir lourdé un tel missile, Skeletá enchaîne avec un second. Satanized est la composition la plus ouvertement pop de la fournée (si l’on exclut les ballades), sur une cadence ternaire qui propulse un refrain destiné aux foules les plus massives. On en retirera une démonstration parlante du sens de l’adjectif « fédérateur », tout en notant que la structure de la chanson, très calibrée, ne réserve guère de surprise à l’auditeur. Ça n’est pas forcément grave, mais notre espoir d’en obtenir par la suite ne fait que grandir.
S’ensuit Guiding Lights, qui valide sans mal l’exercice de la power ballad pour stade en folie. Tout est là. Une intro chantée sur un piano et une guitare acoustique, une modulation dramatique avant un refrain ultra-accrocheur, une batterie qui atterrit fermement sur le second couplet, un solo héroïque correctement réverbéré et un final qui tend quasiment le micro au public. Notons que tout cela se passe sous la barre des trois minutes trente, conférant au résultat un dynamisme bienvenu. Votre briquet mental ne restera pas allumé au point de faire fondre votre main cérébrale. Après un piano qui prolongeait faussement l’accalmie, De Profundis Borealis met le cap sur un métal très « NWOBHM ». Les évocations nordiques du texte et la batterie en rafale font presque du pied aux traditions les plus ténébreuses du genre, mais la composition demeure strictement mélodique. Tout en concevant aisément que Forge ne brusquera son très large public en s’inspirant d’Emperor, difficile de ne pas regretter que la prise de risque soit aussi calculée. Même ambivalence pour Cenotaph, dont le boogie rutilant passe comme une lettre à la poste, sans rien froisser. Le solo d’Akesson est d’une clarté éblouissante, que l’on aurait justement aimé sentir contrebalancée par davantage de ténèbres. Missilia Amori ne fait rien pour rétablir la balance, dans un registre de métal pour strip club qui marque le franchissement d’une ligne où le second degré redevient premier. C’est accrocheur, certes, et virtuosement joué, il est vrai. Il n’en reste pas moins qu’entendre Tobias nous causer de « love rockets shot right in between your eyes » et suggérer « you show me yours, I’ll show you mine » prête trop à la blague lourdingue (ou à la prose de Gene Simmons, ce qui revient au même) pour mériter notre sérieux.
Heureusement, Marks of the Evil One est une belle réussite, démontrant ce que Ghost peut proposer de plus efficace dans son incarnation actuelle. La rythmique est tendue, avec des incursions synthétiques pour un regain d’anxiété pendant les couplets, avant un refrain pugnace qui marque durablement sans forcer sur la pompe. C’est typiquement le genre de choses que l’on aurait envie de recevoir en concert, sur une grosse scène bordée de flammes d’artifices. L’intro d’Umbra, avec ses nappes cyberpunk, ferait presque anticiper un détour synthpop. Bien entendu, le hard rock reprend la main dès que la batterie se meut, et les concessions synthétiques se limitent à quelques percées sur le refrain. Les deux dernières minutes déblaient le terrain pour un grand duel Deep Purplesque entre l’orgue et la lead guitar. Là encore, ça joue vite et bien, sans pour autant faire dévier le cours très rectiligne de la composition. Seconde ballade et ultime titre, Excelsis aurait pu durer moins de six minutes. Les changements d’accords sont glorieux et Forge est en voix, mais la structure de la chanson aurait méritée d’être épurée pour plus d’efficacité. Le potentiel dramatique du refrain semble s’user après la troisième minute et le reste de la chanson en devient fatalement prévisible. Si l’on ne peut pas blâmer Forge et consorts d’avoir voulu clore Skeletá par un grand numéro baroque, on ne peut s’empêcher de le trouver moins réussi que ce qui a précédé, que ce soit à l’échelle de l’album (Guiding Lights est une meilleure ballade) ou de la discographie de Ghost (Pro Memoria, pour ne citer qu’un exemple). Ce constat cristallise une limite cruciale de l’approche de Skeletá. Son nombre réduit de chansons, chacune étant liée à un concept, a pour effet de maximiser l’impact de chaque entrée en amplifiant ses qualités, mais aussi ses défauts. À ce stade de popularité et avec autant de moyens, il est peut-être tout simplement impossible qu’un projet comme Skeletá puisse pleinement faire honneur à son titre.
Mattias Frances