Faux thriller familial à la frontière du drame social, Brief History of a Family dissèque avec minutie et avec une élégance glaçante les désirs et les contradictions d’une famille chinoise aisée. Pas totalement réussi mais impressionnant.

Difficile d’en croire nos yeux, pour nous, Occidentaux qui avons une vision plutôt négative, très orientée par les médias, de la réalité chinoise, et si nous sommes cinéphiles, qui sommes habitués à une peinture sans concession de la dure vie des classes moyennes ou basses du pays : dans Brief History of a Family, Lin Jianjie nous fait partager le quotidien, mais surtout les aspirations et les frustrations, d’une famille chinoise contemporaine aisée. Le mari est biologiste, la femme était hôtesse de l’air, et leur projet pour l’avenir de leur fils est de l’envoyer dans une université de l’Ivy League aux USA, car bien qu’ils considèrent clairement que les USA est un pays du passé – alors que le futur sera chinois -, ce sera une sorte de « punition » pour ce dernier qui préfère les jeux vidéos aux études. Finalement, en nous montrant une Chine technologiquement en avance sur l’Occident, et en nous faisant découvrir des lieux (appartements, commerces, hôtels) à la modernité stupéfiante et à la propreté clinique, Brief History of a Family crée un sentiment de dépaysement et d’irréalité quasi fantastique, qui lui permet de nous livrer une description minutieuse, profonde, troublante de la « famille chinoise ». Une famille qui, en dépit de sa position sociale privilégiée, paie encore le prix de la « politique de l’enfant unique » qui a prévalu jusqu’en 2015.
L’histoire que nous raconte Lin Jianjie n’est pas originale en soi dans le Cinéma, elle fait écho à de nombreuses déclinaisons déjà vues, sur la « pénétration » d’une cellule familiale par un élément étranger, aux desseins mal définis, et qui va en révéler les dysfonctionnements cachés, pour finalement la mettre en danger : on pensera immédiatement au Théorème de Pasolini, à The Servant de Losey, et pourquoi pas – dans un genre moins feutré – à la Cérémonie de Chabrol, ou au célébrissime Parasite de Bong Joon-Ho. Ici, c’est un élève timide et introverti, issu d’une classe sociale très basse et possiblement victime de violences familiales, Shuo, qui se voit intégré peu à peu dans la famille très aisée, affectueuse mais ambitieuse, d’un camarade de classe, Wei. Et qui va séduire et le père et la mère de Wei, par son intelligence, son sérieux, ses ambitions bien différentes de celle du fils « légitime », fainéant et accro aux jeux vidéos, et qui ne s’intéresse, hors du foyer, qu’à l’escrime.
On nous rapporte – cela reste à vérifier – que Lin Jianjie a été formé à la biologie avant de devenir cinéaste (Brief History of a Family est son premier long métrage) : ce ne serait pas étonnant, vu la profession du père dans le film (pour ceux qui y comprennent quelque chose, il nous explique qu’il travaille sur l’enzyme de conversion de l’angiotensine 2 !). Mais surtout, parce que sa mise en scène est d’une précision toute scientifique, et qu’il figure régulièrement l’œil du microscope à l’écran, dévoilant la cellule familiale, qui devient progressivement le lieu d’une guerre abstraite mais sans pitié. Pour Lin Jianjie, parents et fils sont des sujets à étudier : leurs gestes, leurs mots, leurs silences, leurs regards sont scrutés par la caméra avec une exactitude patiente, mais aussi avec une distance glaçante.
Brief History of a Family allie ainsi une sophistication formelle exceptionnelle (nombre de plans sont stupéfiants de beauté, mais aussi d’originalité) renforcée par une musique abstraite, dissonante, rare mais angoissante (ajoutez y Bach et son très didactique Clavier bien tempéré, pour compléter le sentiment de maîtrise étouffante…).
Dans Brief History of a Family, derrière le suspense très hitchcockien de certaines scènes (puisque plane toujours l’Ombre d’un Doute !), « l’étranger absolu » qu’est Shuo devient une projection troublante de tout ce que cette famille n’a jamais osé être et avoir. Avons-nous affaire à un manipulateur diabolique ou à un adolescent brisé par la privation de son innocence enfantine ? Le film ne nous donnera pas de réponse claire, et certains spectateurs seront sans doute déçus par l’absence d’une conclusion, puisque la fin du film semble partir en lambeaux, juste au moment où le spectateur attend une révélation saisissante ou un déchaînement de violence.. .
Brief History of a Family captive, dérange, interroge, et, en dépit de son formalisme extrême et de ses choix narratifs discutables, s’avère un premier film remarquable… d’un nouveau réalisateur prometteur.
Eric Debarnot