Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, This Year’s Model, l’un des albums les plus typiques, exemplaires même, de la transition entre punk et new wave.
Là, je ne rigole plus. Car on touche à l’un des 5 artistes préférés de ma culture musicale (pour ceux que ça intéresse, il y a aussi Leonard Cohen, Neil Young, Nick Cave et David Bowie. Et puis Peter Hammill, mais ça en fait six…) : Declan McManus, alias Elvis Costello. Un type qui a plané sur les plus hautes cimes musicales entre 1978 et 1986, gagnant à l’époque les critiques les plus élogieuses, avant de « se stabiliser » dans un rôle d’auteur-compositeur doué, plus discret mais très prolixe, et surtout curieux d’explorer quasiment tous les genres musicaux, ce qui lui a certainement coûté la fidélité de nombre de fans de la première heure, désorientés…
… Et la première heure de l’histoire d’Elvis Costello, c’est ce This Year’s Model (un titre arrogant, mais… lucide, car dans le genre, personne ne fit mieux en 1978), son second album, après un My Aim Is True (1977) qui éveilla déjà l’intérêt de la critique et du public, intrigués par ce binoclard à la drôle de dégaine, à la fois obsédé par les refrains parfaits des sixties et armé de la mauvaise humeur punk qui balayait alors Londres. Car, avec This Year’s Model, Elvis Costello troque l’armure solo (quand même appuyé par de solides musicos) de ses débuts pour enfiler les gants de boxe d’un vrai groupe (et quel groupe !) : The Attractions. Et il nous livre un disque sec, nerveux, méchant même, mais parfaitement mélodique et impeccablement huilé : une leçon de ce que doit être la bonne pop music quand elle est sous pression, quand elle intègre la nécessité de la rage. Douze uppercuts (treize dans la version française de l’époque qui incluait en bonus le sublime single « reggae de film noir », Watching The Detectives, l’une des plus grandes compositions d’Elvis), sans baisse de tension. Revue de détail…
D’abord, qui sont The Attractions, le meilleur groupe de la longue carrière de Costello, qui a pourtant travaillé avec les plus grands, des deux côtés de l’Atlantique ? Un trio terriblement virtuose et pourtant combatif, constitué par Steve Nieve, le pianiste / claviériste virtuose, Bruce Thomas à la basse et Pete Thomas à la batterie, tous deux responsables de la création d’un carcan rythmique aussi frénétique qu’implacable. Produit sans fioritures mais avec beaucoup de finesse par le pote Nick Lowe, This Year’s Model garde le grain brut du pub rock, la rage bouillonnante du punk, mais invente la sécheresse métronomique de la new wave qui est en train de naître au Royaume-Uni. Car cette rigueur ascétique que Costello et ses guerriers déploient ici a sa perfection propre, une manière d’être parfaitement affutée qui impressionne toujours autant en 2025.
Aux côtés de Parallel Lines de Blondie, All Mod Cons de The Jam ou Another Music in a Different Kitchen des Buzzcocks, This Year’s Model dégage une nouvelle voie pour la musique populaire : pas de posture rebelle ni d’expérimentation arty, mais une écriture de songwriter classique (ce songwriter classique qu’il deviendra effectivement dix ans plus tard…) néanmoins contaminée par des excès de colère, des poussées de hargne, une méchanceté parfois même inquiétante.
« I don’t wanna kiss you, I don’t wanna touch / I don’t wanna see you ’cause I don’t miss you that much » (Je ne veux pas t’embrasser, je ne veux pas te toucher / Je ne veux pas te voir parce que tu ne me manques pas tant que ça) : No Action ouvre l’album comme une gifle bien sèche, ou un téléphone qu’on raccroche au nez de l’autre. Tout au long de sa copieuse discographie, Costello ne sera pas avare en chansons d’amour vache, d’amour haine, de rupture, etc. mais chaque fois dans des registres « non conventionnels », loin des standards du Rock « romantique ». « Quand c’est fini, c’est fini (même s’il reste un fond de douleur) », voilà ce qu’explicite non sans brutalité, en une minute cinquante-sept secondes exactement, le binoclard rancunier. Commencer un disque par la fin d’une histoire, c’est bien du Costello, ça ! (A noter quand même que Costello, qui se référait régulièrement à l’époque aux groupes anglais « séminaux » de l’histoire du Rock, disait qu’il avait recherché dans ce titre à retrouver quelque chose de l’esprit et de la fureur des Who des origines…).
This Year’s Girl est une chanson stupéfiante quand on l’écoute « depuis 2025 » : la critique virulente que livre ici Costello de ce qu’on appelle aujourd’hui la « masculinité toxique », et la manière dont le capitalisme (le « consumérisme ») transforme la femme en objet, a plusieurs décennies d’avance. Mais, comme on il le confirme ensuite avec Chelsea, c’est particulièrement vers le milieu musical que Costello dirige ses accusations de sexisme et de violence contre les femmes (là encore, voici une chanson qui anticipe le mouvement #MeToo !). Il faut rappeler que Costello a expliqué que cette chanson était une réponse « moderne » (de gauche, pourrait-on dire) au machisme du Stupid Girl des Stones. « See her picture in a thousand places / ‘Cause she’s this year’s girl / You think you all own little pieces / Of this year’s girl » (Regardez sa photo dans mille endroits différents / Parce qu’elle est la fille de cette année / Vous pensez que vous possédez tous des petits morceaux / De la fille de cette année). Costello se distingue d’emblée de la vaste majorité des paroliers Rock par l’ambition de ses thèmes, par l’habileté avec laquelle il crée des images, par la manière dont il manie les mots comme un prestidigitateur. Deuxième titre, et on sait déjà qu’on a affaire à un auteur de génie.
Suit alors le premier morceau immense, littéralement parfait, d’un album qui en comporte plusieurs de ce calibre : The Beat, avec son habileté mélodique, ses paroles qui mettent en avant le goût de Costello pour les « jeux de mots », les sous-entendus, aussi bien que les allitérations. Et les phrases « mémorables », dignes de figurer dans les « dictionnaires de citations » (sur ce point, il est d’ailleurs possible de voir en Costello un inspirateur de la verve du Morrissey des Smiths : bien que ce dernier ne l’aie jamais, à notre connaissance, reconnu) : « Have you been a good boy? / Never played with your toy? » (As-tu été un bon garçon ? / N’as-tu jamais joué avec ton jouet ?) ou encore le célébrissime « I don’t want to be a lover / I just want to be your victim » (Je ne veux pas être un amant / Je veux juste être ta victime). Mais ici, c’est surtout le débit de la voix, le phrasé de Costello, l’urgence avec laquelle il vitupère et exhorte, qui tranchent avec tout ce qu’on a l’habitude d’entendre.
Pump It Up s’est imposé depuis sa parution en 1978 comme l’un des « morceaux-symboles » de Costello (même s’il ne figure probablement pas dans le Top 10 d’aucun de ses véritables fans), et ce dernier l’a presque toujours placé en conclusion de ses sets, voire des rappels. La raison de cette « position privilégiée » : ce récit intense d’un désir sexuel incontrôlable, et cette chanson dédiée à la frustration, est une incroyable machine rythmique qui semble ne jamais vouloir faiblir. C’est donc une chanson irrésistible en live. Mais il y aussi ses paroles, un pur témoignage de la capacité de Costello à jouer sur les mots, puisque la chanson peut être comprise comme une réflexion sur la musique qu’il convient de faire monter en puissance pour pouvoir la vivre pleinement, alors que Costello y avoue son obsession incontrôlable pour une « femme fatale » : « She’s been a bad girl, she’s like a chemical / Though you try to stop it, she’s like a narcotic / You wanna torture her, you wanna talk to her / All the things you bought for her, could not get a temperature » (Elle a été une mauvaise fille, elle est comme un produit chimique / Même si tu essayes de l’arrêter, elle est comme un narcotique / Tu veux la torturer, tu veux lui parler / Même avec toutes les choses que tu as achetées pour elle, tu n’as pas pu prendre la température ». A noter aussi que Costello a expliqué, depuis, que cette chanson lui avait été inspirée par le Subterranean Homesick Blues de Dylan…
Après une telle bombe, Little Triggers ralentit le tempo et nous sert à prendre nos esprits, mais c’est pour mieux distiller son romantisme sexuel : écoutez-la, ressentez-la, vivez-la, c’est l’une de plus « chaudes » (et belles, pour le coup) description de ce que les Brittons qualifient de « french kiss » (dit-on toujours « rouler une pelle » en France en 2025 ?). On se plait à imaginer que le désir frénétique de Pump It Up débouche sur un tel moment de plaisir sensuel…
Et la première face se referme sur une autre tuerie, You Belong To Me. Attention au contre-sens ! Bien que reprenant le riff de The Last Time des Stones (encore une chanson pouvant être vue comme sexiste), Costello poursuit la démarche féministe déjà vue plus tôt dans l’album, et conseille aux jeunes filles de ne jamais accepter qu’un homme leur affirme « qu’elle leur appartient » : « Don’t want to be a goody-goody / I don’t want just anybody / No, I don’t want anybody / Saying, « You belong to me, you belong to me. » » (Je ne veux pas être une gentille fille / Je ne veux pas que n’importe qui / Non, je ne veux pas que n’importe qui / Dise : « Tu m’appartiens, tu m’appartiens. »).
Une première face littéralement parfaite, mais n’ayez aucune crainte, la seconde n’est pas mal non plus : Hand In Hand est une chanson finalement peu reconnue, peu commentée, peu jouée sur scène, alors qu’elle est extraordinaire. Il y a ce crescendo musical et émotionnel sur une mélodie imparable, qui porte des paroles bagarreuses. « No, don’t ask me to apologize / I won’t ask you to forgive me / If I’m going to go down / You’re going to come with me » (Non, ne me demande pas de m’excuser / Je ne te demanderai pas de me pardonner / Si je dois chuter / Alors tu vas tomber avec moi) : on imagine bien le petit binoclard, moqué par les filles et tyrannisé par les caïds, se rebellant et distribuant les mandales et les insultes !
Et vient le « modèle de chanson de l’année 1978 », (I Don’t Want to Go to) Chelsea, titre pre-New Wave idéale : mélodique, nerveux, fûté, s’appuyant sur les codes du punk rock londonien d’ores et déjà en déliquescence pour proposer une véritable nouvelle approche musicale. Les Attractions sont à leur meilleur ici, souples, félins, tendus, avec l’orgue frêle et sournois de Steve Nieve en embuscade. Le chant de Costello n’a certes pas atteint la plénitude émotionnelle qu’il aura quelques années plus tard, mais son habituel ton de défi s’enrichit ici de notes mélancoliques qui complexifient une chanson qui semble n’être qu’un règlement de comptes avec tout un tas de clichés (artistiques, musicaux, publicitaires) qui visiblement l’irritent. Même si Chelsea suinte le mépris et l’agressivité, on se régale des allitérations et de la manière dont les mots rebondissent, presque avec gourmandise. « He thinks of all the lips that he licks / And all the girls that he’s going to fix » (Il pense à toutes les lèvres qu’il lèche / Et à toutes les filles qu’il va arranger). Une merveille, on vous dit…
Lip Service est peut-être la chanson la moins « notable » de tout le disque, mais ce peut être là l’effet du temps qui a passé, et la conséquence du fait que Costello a écrit de nombreux titres reprenant une structure et une atmosphère similaires. On ne se souvient plus si, à l’époque, on avait eu le même sentiment « mitigé ». Mais Living In Paradise permet ensuite à This Year’s Model de repartir vers les hauteurs : la voix de Costello est cette fois au premier plan, avec une orchestration plus dépouillée, et le rythme sautillant et décalé de la chanson permet de se régaler des paroles, qui tournent – de manière ironique – autour des mensonges de l’amour présenté comme un « paradis », de l’infidélité de la femme aimée, et de l’inévitable jalousie qui s’ensuit : « Later in the evening, when arrangements are made / I’ll be at the keyhole outside your bedroom door » (Plus tard dans la soirée, lorsque les dispositions seront prises / Je serai au trou de la serrure devant la porte de votre chambre). Délicieusement pervers… mais aussi diablement lucide. Et triste en dépit de la ritournelle enjouée.
Lipstick Vogue est le dernier « classique » du disque : une grande chanson d’amour déguisée en assaut de (fausse) méchanceté, sur l’un des rythmes les plus rapides de tout l’album, et avec une succession de moments intenses et de pauses menaçantes. D’ailleurs Lipstick Vogue a longtemps été un sommet des Attractions sur scène, avec son final furieux. Costello expliquera plus tard qu’il l’a composée en mêlant les sonorités du métro sur ses rails avec celles d’une chanson des Byrds. Comprenne qui pourra ! « There are some words they don’t allow to be spoken / Sometimes, I almost feel just like a human being » (Il y a des mots qu’il n’est pas permis pas de prononcer / Parfois, je me sens presque comme un être humain).
Le final, Night Rally, referme le recueil de la séduction tordue, de l’amour vache et des règlements de compte avec tout ce que Costello vomit dans la société anglaise de 1977. On néglige souvent cette chanson moins « brillante » formellement que le reste de l’album : c’est pourtant celle qui porte le message le plus fort, le plus important, un message d’avertissement contre le fascisme qui monte (oui, déjà à l’époque !), et la manière dont la dictature recrute en douceur les esprits moins avertis, en prenant des apparences bonhommes, voire ridicules. Une phrase comme « You think they’re so dumb; you think they’re so funny / Wait until they’ve got you running to the… / Night rally, night rally » (Tu penses qu’ils sont tellement stupides ; tu penses qu’ils sont tellement drôles / Attends qu’ils te fassent courir vers le… / Rassemblement de nuit, rassemblement de nuit) a tout de la prémonition : qui imaginait quand Trump est apparu dans l’arène politique que ses bouffonneries amèneraient à la fin de la démocratie US ? This Year’s Model se termine donc par un avertissement – que Costello répétera régulièrement dans ses albums suivants – et que personne n’a réellement pris au sérieux.
This Year’s Model est le disque qui aura installé Elvis Costello non seulement dans les charts britanniques, mais – plus durablement – dans le paysage Rock comme l’un des auteurs-compositeurs les plus redoutables de sa génération… Une réputation qui culminera avec le sublime Imperial Bedroom (sur lequel on reviendra, sans faute…), mais que la France, pourtant séduite à l’époque, a curieusement laissée s’étioler au fil des décennies… au point que Costello ne daigne même plus nous rendre visite lors de ses tournées internationales.
Eric Debarnot
Ouais !, et les reprises en espagnol de 2021 sont vraiment super bonnes, une vraie dose de fraîcheur !