« Alpha » de Julia Ducournau : le vent rouge…

Descendu en flammes par une critique qui a peut-être décidé de faire payer à Julia Ducournau sa Palme d’Or pour un Titane un peu surévalué, Alpha est un film bancal, présentant de gros défauts, mais il est aussi rempli de très beaux et très grands moments de cinéma.

Alpha
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Julia Ducournau court-elle le risque de devenir l’équivalent pour sa génération de Leos Carax ? C’est en tout cas la question que j’avais à l’esprit en sortant de son Alpha, que, en dépit des avis assez négatifs de certains cinéphiles, et de critiques « institutionnels » acharnés à le descendre, m’a semblé être une œuvre passionnante, pleine de très beaux, voire de très grands moments de cinéma. Un film qui démontre que Ducournau n’est pas simplement une frimeuse, une arriviste qui a surfé sur les mini-scandales provoqués par les aspects les plus provocateurs de ses films, mais au contraire une « vraie cinéaste ». On pourrait résumer le paradoxe de cette manière : Alpha est son film le moins réussi à date, mais c’est aussi son « meilleur », parce qu’il porte une vision et des idées de cinéma qui vont bien au delà de ce qu’on a vu dans Grave et dans Titane, une Palme d’Or trop généreuse pour un « film-choc » assez superficiel. Que Ducournau est sans doute en train de payer.

Alpha afficheQue raconte Alpha ? Beaucoup de choses. Trop sans doute : notre terreur (nouvelle) des pandémies, la difficulté de l’adolescence chez les jeunes filles, le drame de l’addiction, la beauté paradoxale de la maladie, les excès de l’amour maternel, la force de la cellule familiale, surtout lorsqu’elle est basée, pour le meilleur et pour le pire, sur des traditions… Et puis la France métissée, et puis la France homophobe aussi, surtout dans les collèges. Trop de sujets pour qu’ils puissent être plus qu’effleurés en à peine plus de deux heures de film, même si Ducournau polarise son scénario sur la dépendance aux drogues d’Amin, « incarné » – le mot est approprié – par un Tahar Rahim meilleur que jamais, qui apporte une lumière et une chaleur humaine totalement paradoxale à son personnage « d’épave ». Et utilise plutôt la contamination pandémique comme une toile de fond lui permettant de figurer de manière objective le sentiment de rejet caractérisant l’adolescence. Et également de nous rappeler l’horreur des années SIDA (le film a un look and feel très « années 90 », avec des voitures et des téléphones « vintage »), avec l’image atroce des cadavres alignés dans les couloirs d’hôpitaux.

Les moments d’émotion, tantôt discrets, tantôt paroxystiques, sont nombreux, et démontrent que Ducournau sait désormais magnifiquement diriger ses acteurs : Golshifteh Farahani réussit à rester rayonnante, comme souvent, au milieu du chaos qu’elle traverse, tout en étant en permanence ambigüe, et la jeune Melissa Boros compose un portrait d’adolescente digne du meilleur cinéma US… puisque les Américains sont toujours très bons pour faire jouer de jeunes acteurs. Les idées de mise en scène sont pour la plupart extrêmement stimulantes, et on gardera longtemps à l’esprit des scènes aussi différentes que celle de la terreur d’Alpha sur un échafaudage secoué par un vent violent, celle du repas familial de l’Aïd, ou encore celle la terreur du sang dans la piscine. Mais bien d’autres également, car si Alpha échoue à être un film complètement cohérent, il enchaîne les moments fascinants, effrayants ou magiques.

Peut-être que le seul réel défaut d’Alpha, c’est sa construction inutilement alambiquée : deux flux temporels, un « présent » – reconnaissable par les couleurs bleues et froides de l’image, et la coiffure lisse de Golshifteh Farahani, et l’autre, passé, où l’actrice à les cheveux frisés, et où l’écran resplendit de couleurs chaudes – alors que, paradoxalement, ce sont là que les victimes de la pandémie sont filmées frontalement, comme chez un Cronenberg dont le cinéma vient, évidemment, une fois encore à l’esprit, et décèdent en grand nombre. Mais ce qui perturbe le spectateur, c’est que l’assemblage chronologique des deux « histoires » est impossible, à cause du personnage « encombrant » d’Amin, l’éternel empêcheur de vivre « normalement » (comme « Maman » explique que c’est son voeux le plus cher). Et que, dans la dernière partie, elles s’enchevêtrent à l’image, avec présence à l’écran des personnages de chacune, mais aussi juxtaposition des couleurs : on est là visiblement dans du « high concept », fascinant intellectuellement, mais à notre avis inutile quand on considère la force intrinsèque du film.

Mais c’est l’audace de Ducournau qui permet de passer outre ces maladresses, ces excès. Parfois, ça casse : la double scène du stade de foot où l’on s’amuse et de la boîte de nuit où on se défonce, avec un Mercy Seat de Nick Cave en illustration sonore pas très pertinente, en dit moins qu’elle le devrait, comme si l’addition des éléments contradictoires devenait une soustraction ; à l’inverse – et heureusement, c’est la fin du film – cela fonctionne magnifiquement quand le « vent rouge « , redouté par la matriarche familiale, déferle enfin sur la cité, pour tout emporter avec lui. Et balayer nos peines, ne nous laissant qu’avec nos émotions nues, pareilles à une larme de sang sur le visage d’une jeune fille, trop jeune encore pour avoir vécu tout ça.

C’est magnifique. Et c’est ça, le cinéma. Même quand le film n’est pas aussi réussi qu’on l’aurait aimé.

Eric Debarnot

Alpha
Film franco-belge de Julia Ducournau
Avec : Mélissa Boros, Tahar Rahim, Golshifteh Farahani, Emma Mackey, Finnegan Oldfield…
Genre : drame, fantastique, science-fiction
Durée : 2h08
Date de sortie en salles : 20 août 2025

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