De moins en moins soucieux de faire danser, de plus en plus préoccupé par les atmosphères hypnotiques, Kerala Dust donnent avec An Echo Of Love une suite à son extraordinaire Violet Drive, sorti il y a deux ans déjà. Le groupe poursuit son évolution, sans rupture néanmoins, et nous offre un nouvel album – inévitablement ? – légèrement inférieur, mais toujours très beau, qui confirme leur singularité.

Que faire quand on s’appelle Kerala Dust, et qu’on a réalisé un album parfait, dès sa seconde tentative ? Un disque qui s’est classé aisément parmi ceux qui ont surplombé l’année 2023 de leur beauté et de leur originalité – mélange absurde et pourtant imparable d’Americana / Blues / Electronica -, sans pour autant recueillir la célébrité qu’il aurait amplement mérité. Comment survivre après Violet Drive, comment poursuivre un projet qui a plus que probablement déjà donné le meilleur de lui-même ? Evoluer bien entendu, puisque l’évolution est dans l’ADN de ce drôle de groupe dont les membres viennent de Londres, de Berlin et Zürich, mais sans non plus trop s’éloigner de ce sommet qu’on a réussi à ériger. An Echo Of Love, ne faisons pas trop attendre notre lecteur, sonne, par instants – sa première face, surtout – trop proche de Violet Drive pour ne pas en sembler une version affaiblie, un peu moins inspirée. Mais il sait aussi s’en éloigner pour continuer à nous passionner, à nous donner envie de poursuivre l’aventure. Ce qui est probablement le mieux que, de manière réaliste, on pouvait en attendre.
Depuis ses débuts, Kerala Dust est un groupe très improbable dans le paysage musical, qu’il soit Electro ou Rock : on ne parle pas exactement d’un groupe dédié à nous faire danser toute la nuit, ni complètement d’un projet « art rock » : Kerala Dust est une sorte d’une entité du XXIème siècle, mouvante, insaisissable, où les beats, les basses rebondissantes, les sonorités dissonantes et dérangées, les obsessions krautrock et les « licks » de blues s’imbriquent, comme organiquement, pour créer un nouveau langage musical, cinématographique aussi, hypnotique et planant. Sur Violet Drive, le groupe était un trio, et il nous revient avec deux musiciens « officiels » en plus (Tim Gardner aux claviers et Pascal Karier à la batterie). Ils présentent leur nouvel album comme « a collection of dark disco sweaty nightclub love songs written in Rome, Texas and Berlin » (une collection de chansons d’amour de discothèque sombre et moite écrites à Rome, au Texas et à Berlin) : ce sont eux qui le disent, mais, mis à part une augmentation de la part d’électronique par rapport à son prédécesseur, cette description nous semble faire inutilement l’impasse sur la composante Americana qui reste évidente dans An Echo of Love. Un disque qui pourrait être la musique d’une version 2025 du Paris Texas, où la strip teaseuse du peepshow miteux du film de Wenders aurait été remplacée par une androïde légèrement incohérente habitée par une IA.
Echoes of Grace, ouverture légèrement « motorik », obsédante, relie le nouvel album aux expériences de Violet Drive. Les trois titres suivants, assez accrocheurs (et en particulier, How The Light Gets In, très séduisant), pourraient être qualifiés d’une version 2.0 de la pop accablée et sensuelle de Balthazar, mais un Balthazar qui serait effondré dans l’arrière salle d’une discothèque après un abus de GHB. Car ici, on ne danse plus, on se laisse envoûter par une musique planante, qui nous entraîne dans un voyage suspendu. Bell tente une formule franchement blues rock, avec orgue acide, monte ne intensité et aurait pu être une piste viable pour permettre aux Black Keys de sortir de leur impasse musicale. Les 5 minutes de The Orb, TX, à l’inverse, font le choix d’intégrer les premières tentatives synthétiques des années 90 et 00, mais sans nostalgie aucune : certains citent aussi bien Daft Punk que les Chemical Brothers, comme influences potentielles. Pourquoi pas ?
La rupture se produit avec le fiévreux et malaisant Eden to Eden, sans doute le titre le plus frappant à première écoute : on est proche du Blues à la Ry Cooder, mais processé par des laborantins fous d’électroniques, avec, en bonus, quelque chose de psyché, d’orientalisant: le sommet du disque. Un autre beau moment de la « seconde face » du disque est le single I Remember You A Dancer, qui, dans un grand écart improbable, revient aux beats nocturnes, aux pulsations purement synthétiques tout en poursuivant le pari de la stupeur contemplative plutôt que de la fête extasiée.
Ceux qui n’aimeront pas ce voyage critiqueront Kerala Dust pour trop tourner autour d’un schéma unique : des tempos moyens, un chant détaché, désincarné parfois, un goût excessif pour les boucles répétitives. Les autres apprécieront la cohérence de leur démarche, qui continue à explorer des formes musicales hybrides, en recherchant la fascination plutôt que l’hédonisme. Il est vrai que ce nouveau projet n’a pas la même évidence mélodique, la même cohérence obstinée que Violet Drive : Kerala Dust ne révolutionne pas sa formule, il la prolonge en y ajoutant d’autres expérimentations, et continue de tracer sa route, différente, au plein cœur du désert américain (Beyond The Pale est ce qui s’approche le plus ici des tendances modernes de l’Americana biberonnée à la Country Music, mais bien décidée à faire des naître des images dans notre cerveau hébété).
An Echo Of Love se referme très efficacement sur Down With The Night (Pt. II), certainement le titre le plus rock (post-rock un peu) mais avec un chant « loureedien » d’Edmund Kenny en bonus, et un crescendo presque entraînant en son cœur, puis sur The Bay (un titre qui évoque forcément pour nous la tuerie inoubliable de Metronomy) faisant le pari de l’apaisement et d’une forme de romantisme intime. Plus cinématographique que jamais.
Eric Debarnot