« Ils appellent ça l’amour », de Chloé Delaume : pour que la honte change enfin de camp

Depuis une vingtaine d’années, Chloé Delaume incarne une des voix puissantes de la littérature féministe en France. Lauréate du prix Médicis en 2020 pour Le Cœur synthétique, elle revient avec un roman mordant qui décortique avec brio la mécanique à l’œuvre dans l’emprise et les violences conjugales, et propose un antidote pour faire passer la honte de celles qui les subissent.

chloé delaume
© Bénédicte Roscot

« C’était il y a longtemps. Bien avant que les hashtags balancent en ligne les porcs, que les slogans des colleuses rappellent la vérité sur les murs de nos villes en lettres de feu, que le mot sororité soit imprimé sur des T-shirts. C’était il y a longtemps mais ce n’est pas une excuse, Clotilde sait qu’elle n’en a aucune; c’est pour ça qu’elle s’en veut autant.

livre ils appellent ça l'amourClotilde, écrivaine d’une cinquantaine d’années, ne voulait pas revenir ici, dans cette ville de province qu’elle pensait avoir rayé de sa carte. Il y a vingt ans, elle a vécu là avec Monsieur, un célèbre écrivain historien plus âgé, qui en fait sa Madame sous emprise, qui l’a assujettie et objectifiée « pour son bien » comme il disait, à une époque de précarité sociale pour elle. Elle n’a jamais parlé oser en parler à qui que ce soit, pas même à ses quatre sœurs de cœur rencontrées bien après. Mais voilà, elle les a laissées organiser leur traditionnelle escapade entre filles et se retrouve très précisément à quelques rues de la maison de Monsieur.

Le roman est court et sa construction implacable, claire et nette. Chloé Delaume rend d’abord très palpable la montée d’angoisse de Clotilde malgré les moments de joie d’un apéro et d’une vieille chanson des années 1980 entonnée avec les copines. On comprend parfaitement les conséquences à long terme du traumatisme vécu et ce qu’il en reste de prégnant vingt ans après. L’écriture suffoque, oppresse, se teinte de touches presque horrifiques à mesure que les souvenirs refluent. Mais la honte est plus forte pour parler, elle a peur de décevoir ses amies toutes très féministes car  elle ne s’est pas levée, elle ne s’est pas cassée, elle n’a pas balancé son porc..

« Clotilde craint de rester le crâne rempli de magma séché, au contact du passé désormais pétrifié : aucun phénix ne peut naître de la roche plutonique. La colère et le dégoût en caillot lui bouchent les artères, la culpabilité, elle, mange ses globules blancs, son corps est sans défense et se rêve dans un caveau »

Puis, Clotilde ose la libération de parole. Cette fois, la plume de Chloé Delaume se fait uppercut, les mots sont affûtés pour raconter sans fard la violence que Monsieur a fait subir à Clotilde quand elle était Madame. Les dix pages du chapitre « Anatomie d’un rut » sont terribles, dérangeantes, d’autant plus inconfortables que les mots de l’autrice disposent d’une puissante force de frappe. Mais elles sont nécessaires pour rendre lisibles les rouages de l’emprise toxique de ce sexisme bienveillant qui aboutit à des viols conjugaux, eux aussi racontés de façon cash et crue.

Le risque avec ce genre de sujet, c’est de tomber dans une caricature misandre dont l’outrance lui enlèvera sa portée universelle et édifiante. Chloé Delaume sait provoquer et s’amuser comme dans Phallers où elle fait exploser les pénis d’agresseurs sexuels comme façon de lutter contre la culture du viol. Si, au delà de sa qualité stylistique indéniable, son dernier roman est aussi « efficace » pour faire passer le message de son plaidoyer message, c’est que son propos est à la fois radical et nuancé.

Son récit réussit ainsi à absorber la totalité des expériences féminines. Les cinq personnages féminins déclinent toutes les facettes possibles sans jamais n’être réduit à des stéréotypes calquées sur une thèse qui tournerait à vide : Judith, hétéro avec enfant, n’est pas de celles qui voient chaque homme comme un agresseur, et ne comprend pas que Clotilde n’ait pas vu les red flags; Berangère questionne sa sexualité car aime bien être violentée un peu et refuse de victimiser Clotilde contrairement à Hermeline, lesbienne militante plus jeune ,qui pense que les femmes doivent se déconstruire, pas uniquement les hommes.

Cet intelligent panorama des réalités et réactions féminines permet au lecteur de réfléchir à son tour sur le sujet, notamment lorsqu’après la libération de la parole vient le temps du passage à l’action pour tenter de se réinventer et de se pardonner.

Le dernier chapitre est peut-être de trop même s’il résonne de façon tristement réaliste. On peut lui préférer la note jubilatoire du chapitre précédent avec sa joyeuse sororité de combat définie dans Mes bien chères sœurs  (2019). Ce n’est qu’en se serrant les coudes que les femmes pourront renverser le patriarcat et toutes ses conséquences sordides, et toujours avec humour.

Marie-Laure Kirzy

Ils appellent ça l’amour
Roman de Chloé Delaume
Editions du Seuil
176 pages – 19 €
Date de parution : 22 août 2025

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