Entièrement chanté en gallois, le nouvel album de Gruff Rhys, Dim Probs n’est ni une posture ni un manifeste : Gruff a pris le temps de nous expliquer d’où venait cet album « différent » au sein de sa magnifique discographie.

Il est difficile de retranscrire une conversation avec Gruff Rhys. La manière dont il prend son temps pour réfléchir, pour peser chaque mot, les hésitations qui deviennent littéralement des suspensions de la durée. On début, on est désarçonné, un peu, par ce rythme qui n’appartient qu’à lui, par cette liberté de vivre qui s’exprime ici comme chez peu d’autres artistes. Puis très vite, on adopte le même rythme, on se sent bien, car l’homme dégage une chaleur, une gentillesse, une simplicité rares. Non, exceptionnelles, surtout dans les milieux « artistiques ». Et, à la fin de l’interview, on se dit que Gruff Rhys, en donnant l’impression de ne pas nous dire grand’chose, nous a livré, entre les mots, le secret de la beauté de sa musique.
Benzine : Gruff, une première question, sans doute trop évidente : pourquoi ce disque entièrement chanté en Gallois ?
Gruff : Eh bien, le gallois était ma première langue… Donc ça a un peu… de sens pour moi de… tu sais, chanter gallois et… J’ai aussi été inspiré par beaucoup d’autres musiques populaires en langue galloise ces 40 dernières années. Enfin, 40 ou 50 ans. Donc ça me paraît très naturel, dans le sens où c’est plus étrange quand je fais un disque en anglais !
Benzine : Il n’y a pas beaucoup, du moins à ce que l’on sait en France, de groupes ou d’artistes qui chantent en gallois…
Gruff : En fait, il y a… il y a une grande scène, mais je suppose que, tu sais, les gens qui chantent en gallois chantent surtout pour des personnes qui parlent gallois. Et, de temps en temps, un disque va aller un peu plus loin… Il y a quelques artistes qui, peut‑être, portent la musique en langue galloise un peu plus loin, qui ont une distribution plus large. Des gens comme Gorky’s Zygotic Mynci, comme Gwenno maintenant, … je ne sais pas, un nouveau groupe « gothique »,Tristwch y Fenywod, des gens dans ce goût‑là.
Benzine : Est-ce que, quelque part, ce n’est pas de ta part une déclaration politique ? Tu n’es pas en train d’arborer un drapeau, disant, par exemple, sortons le Pays de Galles de la Grande‑Bretagne ou quelque chose du genre ?
Gruff : Non, ce n’est, ce n’est pas une déclaration politique, c’est juste ma façon naturelle de chanter. C’est un album très personnel d’une certaine manière, je chante en gallois, c’est parce que c’est ma langue première. Mais c’est vrai que, parfois ça devient politique : il y a des périodes où la langue galloise a été écartée de… son usage dans la sphère publique et, à ces moments‑là, tout ce qui est en langue galloise devient politisé. Mais en ce qui concerne ce disque, je suppose que c’est juste la forme d’expression la plus naturelle pour moi.
Benzine : C’est probablement une comparaison ridicule, mais aujourd’hui, la plupart des groupes de Rock français chantent en anglais, ce qui n’était pas le cas avant. Ils expliquent tous la même chose, pour vendre en dehors de la France, il faut chanter en anglais. Alors que, souvent, au Royaume‑Uni, les gens disent que c’est rafraîchissant d’entendre quelqu’un chanter en français. C’est différent. C’est, c’est intéressant…
Gruff : Oui. Moi, je ne pense pas que la langue soit une barrière. Si c’est de la bonne musique, elle voyagera partout. Elle voyagera de toute façon, tu sais. Et je pense que les gens réagissent à l’ambiance, à l’expression et à l’émotion. Et si la musique est unique, elle va transcender toute barrière de langue, je pense.
Benzine : J’ai essayé de comprendre ce que signifiait le titre, et apparemment cela veut dire “pas de problème”. C’est exact ?
Gruff : Oui, je suppose que c’est une blague d’une certaine manière, parce qu’évidemment nous vivons à une époque avec… des problèmes ! Beaucoup de problèmes… Mais ensuite, c’est un disque assez sombre. C’est, tu sais, plein, plein de mes problèmes. (rires)
Benzine : Et c’est quoi le petit dessin sur la pochette ?
Gruff : C’est un vieux chien sur un tapis volant.
Benzine : D’accord…
Gruff : Mon ami Pete Fowler, qui est illustrateur, l’avait accroché au mur. Et je lui ai demandé : hé, je peux utiliser ça pour ma pochette d’album ? Alors, il en a pris une photo pour moi, et voilà. Je voulais faire un visuel très simple. Car le disque est assez simple, avec une boîte à rythmes et une guitare acoustique, c’est un disque au son assez brut et je voulais que la pochette soit très informelle.
Benzine : On a senti que quelque part c’était très en phase avec votre musique, en général… simple, mais ludique en même temps, et un peu surréaliste… et la pochette a toutes ces qualités.
Gruff : Oui, je pense que c’est un disque enjoué. Mais pour… pour un de mes disques, peut‑être, peut‑être que celui-ci est plus simple que d’habitude, et je voulais que la pochette le reflète.
Benzine : Tu parles d’un disque plus simple, d’acoustique et de boîte à rythmes. Y a‑t‑il donc quelque chose de différent dans la façon dont tu l’as enregistré par rapport aux précédents ? Tu l’as simplement fait tout seul dans ta chambre ou quelque chose comme ça, comme un gamin de 17 ans ?
Gruff : (rire) Eh bien, quand j’avais 17 ans, j’avais un magnétophone quatre pistes. Et tu sais, je m’en sortais plutôt bien pour faire de petites démos et des trucs. Et puis… il m’a été volé à un moment donné. Depuis, je n’enregistre plus vraiment moi‑même. Je suis allé dans un studio à Bristol. Un ami à moi, Ali Chant, enregistre là‑bas. Donc c’est surtout juste lui et moi et… son studio est comme un atelier. Il a tout son matériel, ses synthés, ses boîtes à rythmes et ses guitares, et je pouvais enregistrer les choses très, très vite.
Mon disque précédent était assez orchestral, donc je voulais faire cette fois un disque juste avec ma guitare acoustique et… et quelques boîtes à rythmes. Et puis j’ai fini par ajouter de plus en plus de choses ! Mais certaines chansons sont restées assez brutes.
Benzine : D’accord. Et si je pense à un de tes disques récents que j’ai énormément aimé… Seeking New Gods, je crois que ça s’appelait : dans ce genre de disque, tu avais des concepts assez forts… Est‑ce que cette fois, tu vas aussi vers quelque chose de plus simple au niveau des paroles ?
Gruff : Oui, absolument. Je suppose que j’ai fait pas mal de disques concepts grandiloquents, et écrit beaucoup de choses sur d’autres personnes, des choses comme ça. Cette fois, je voulais garder ça assez… autobiographique et… simple, réagir au monde autour de moi et… avec des souvenirs d’enfance et… aussi quelques visions horribles du futur (rire). C’est assez personnel…
Benzine : Est‑ce une nouvelle direction que tu exploreras peut‑être davantage à l’avenir ?
Gruff : Non, j’ai tendance à réagir contre mon disque précédent. Je vois cet album comme une « entrée » d’un journal que j’écris. J’ai capturé le moment dans lequel j’étais… Et l’humeur dans laquelle j’étais, et peut‑être le reflet du monde à ce moment‑là. Il a été en gros enregistré, pour la plus grande partie, il y a environ un an, un peu plus. Et, même si le monde est devenu encore pire depuis, moi je me sens plus optimiste à l’intérieur. Donc ce n’est pas une si bonne période, mais c’est quelque chose que j’avais besoin de capturer.
Benzine : Je comprends que tu vas tourner avec ce disque, et je pense… N’y a‑t‑il pas déjà une date prévue à Paris ?
Gruff : J’espère annoncer un concert à Paris pour mars. Et je vais jouer seul. C’est possible, parce que mon attitude vis‑à‑vis de l’enregistrement a changé au fil des ans. J’ai enregistré la plupart des choses sur ce disque moi‑même, et j’ai fait des overdubs et tout ça. Depuis un certain temps, j’ai essayé de ne plus utiliser de clics, j’ai essayé de capturer des moments live et une interaction vivante entre musiciens et… en général ça sonne bien mieux que d’essayer de construire quelque chose à partir de… « d’une concoction de studio ».
Benzine : Donc tu vas jouer en solo, mais tu vas mélanger les chansons de ce nouvel album avec certains de tes classiques aussi, j’imagine.
Gruff : J’imagine faire un set que je peux jouer à la guitare acoustique et… revisiter le passé aussi.
Benzine : Avec tes affiches habituelles, et tout ?
Gruff : Oui, c’est quelque chose de continu, je suppose. J’espère en avoir quelques nouvelles… de nouvelles affiches et… peut‑être aussi quelques vieux jouets, des machines et des métronomes…
Benzine : C’est toujours fascinant ce que tu fais, c’est assez différent d’une performance live « normale » et ça fait partie du charme aussi de ces sets. Donc continue comme ça. Parce qu’un peu d’humour nous aide évidemment aussi dans ces temps sombres que nous vivons en ce moment.
Gruff : Oui. Je pense que la musique m’aide certainement à donner du sens et à me connecter aux gens au‑delà des médias et au‑delà du climat politique horrifique.
Benzine : Une question un peu stupide pour finir : si tu n’avais pas été musicien, que penses-tu que tu serais devenu ?
Gruff : A mes débuts, en même temps que je faisais de la musique, je créais aussi des choses comme des T‑shirts et tout. J’étais étudiant en Art. Pour gagner un peu d’argent, je faisais imprimer des T‑shirts. Alors j’imagine que j’aurais juste continué, pas… pas par choix, mais juste par osmose, peut‑être. J’aurais continué à faire une sorte de système de design de T‑shirts.
Benzine : Donc… donc tu ne vas pas nous surprendre en disant, oh, je serais devenu marin ou pompier, quelque chose comme ça…
Gruff : Non, je n’avais pas de rêve comme ça. Je veux dire, je suppose que j’aurais quand même continué à faire de la musique, mais par quelque accident de timing, quelqu’un a décidé qu’il me fallait un contrat pour un album. Et ça s’est passé comme ça…
Propos recueillis le 26 août 2025 par Eric Debarnot