Pour son premier roman, le dramaturge britannique met en scène un road-movie complètement barré qui se transforme en une plongée sans concession dans une société anglaise post Brexit en pleine déliquescence. Si le côté loufoque et gaguesque est bien présent, il n’en est que plus subversif. Comme l’a écrit George Orwell, « chaque plaisanterie est une petite révolution ».
Cherry retrouve le cadavre d’un jeune migrant africain échoué sur la plage, une photographie plastifiée fermement serrée entre ses doigts raidis : dessus, une jeune fille brune avec un bout de plaque de rue londonienne.
« Cherry n’a jamais été capable de faire ce qu’on attendait d’elle, uniquement ce qu’elle estime juste en son âme et conscience. » Pense à son fils suicidé, elle voit dans ses yeux une supplique et elle lui fait une promesse : rendre ce garçon à cette fille et faire en sorte qu’il ait un enterrement dans les règles auprès des siens. »
Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est que ce migrant a été assassiné d’un coup de botte dans la nuque alors qu’il tentait la traversée de la Manche, par un inspecteur de police raciste qui se prétend « Défenseur du royaume » et lutte à sa manière contre l’immigration illégale. La voilà embarquée dans un pèlerinage insensé pour rendre le corps à la jeune fille de la photo, lui offrir une sépulture décente … aussitôt poursuivi par l’assassin.
« Elle est là, à jouer les desperados en fuite au volant d’une décapotable au fin fond de l’arrière-pays, bon, en fait en pleine campagne dans le Sud-Est de l’Angleterre. Pas évident d’imaginer un road-movie dans un pays qui se traverse en quatre heures seulement, selon la circulation, mais elle ne s’est jamais sentie aussi Thelma et Louise. Sauf qu’ils sont trois à bord, et que l’un deux est mort. »
Raconté comme cela, ça semble complètement barré et invraisemblable. Ça l’est. Le réalisme des situations n’est pas la préoccupation de l’auteur. Et faut accepter que cela le soit, un peu comme dans un scénario des frères Coen, sinon on ne va pas passer un bon moment. Mais si on accepte le postulat, y a quelque chose de jubilatoire à suivre les aventures de Cherry, son cadavre dans le coffre poursuivi par un flic immonde jusqu’à l’os. Anders Lustgarten mène sa course-poursuite sur un rythme trépidant, courts chapitres plein de rebondissements souvent loufoques.
Et puis il y a Cherry, le genre de personnage qu’on aime immédiatement. Une femme qui n’a aucune raison de faire ce qui est bien, et le fait néanmoins, précisément parce que le monde est sens dessus dessous. Qui recourt à une action radicale en aidant les autres, et parvient ainsi à se racheter, et est prête à tout défoncer, y compris quand les complications surgissent. Et elle n’est pas seule, elle est accompagnée de tout un casting de personnages hauts en couleurs auxquels Anders Lustgarten donne une voix à tour de rôle.
A leurs côtés, on se marre, mais derrière la pochade pointe assez rapidement une véritable réflexion morale au regard politique acéré. Anders Lustgarten est un militant des droits humains. En humanisant l’histoire des migrants (et notamment celui qui a été assassiné dont on découvre le prénom, Oma, son parcours, ses rêves) il dénonce de façon virulente l’échec du système de politique migratoire britannique et l’accueil réservé aux migrants, tout en tirant à boulet rouge sur le suprémacisme blanc, la montée de l’extrême-droite ainsi que les violences policières.
Cherry incarne cette lutte en refusant le repli sur soi, en se battant pour d’autres, jusqu’au bout. Après avoir manié avec brio le tragi-comique irrévérencieux et l’humour très noir, l’auteur joue la carte de l’émotion avec un final réussi loin des clichés et des bons sentiments, mais toujours engagé.
Marie-Laure Kirzy