« Cantique du chaos » de Mathieu Belezi : voyage au bout de la dystopie

Révélé au grand public par le Prix du Monde et le Prix du Livre Inter attribués à son roman Attaquer la terre et le soleil (2022), dernier volet de sa trilogie sur la colonisation de l’Algérie, Mathieu Belezi reprend son personnage le plus désespéré du Pas suspendu de la révolte (2017). D’errance en errance, on suit ce desperado dans un monde qui a atteint son point ultime de folie. Quand errer rime avec résister.

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© Edoardo Delille

« Il fut un temps où tout avait fini par aller de travers.»

En ouverture, un poème en vers libres suffit à poser le décor dystopique, évitant ainsi de lourds paragraphes explicatifs pour guider le lecteur. La fin du monde, notre monde, a eu lieu : un grand déluge biblique de 54 jours et 54 nuits « pendant lesquels quelques milliards de femmes et d’hommes et leurs milliards de téléphones greffés à ce qu’il leur restait de cerveau balayés comme fétus disparurent. » Et après ce chaos climatique, ce n’est pas mieux puisque des régimes totalitaires se sont emparés du pouvoir.

« Et il fallut attendre des années pour oublier le déluge
Nettoyer, réparer, organiser une autre manière de vivre
Des années que mirent à profit des femmes sans foi et des hommes sans loi
Pour prendre le pouvoir, installer par la violence des tyrannies tristement célèbres
Imposer aux quatre coins de la planète de nouvelles formes d’esclavage
Une pensée politique et religieuse
Un asservissement contre lequel il était bien difficile de lutter
Ô nations coupables

Dans quelles ténèbres avez-vous sombré ? »

cantique du chaosLes survivants sont condamnés à survivre dans un monde qui régresse dans une ultra violence incontrôlable, un monde dans lequel les enfants grandissent sans autre valeur que le rapport de force, leur amoralité premier degré désarçonnant leurs aînés. Parmi ces survivants, il y a Théo, un narrateur antihéros aussi ténébreux que mystérieux. Lorsque son passé se dévoile, il est d’une noirceur assez épouvantable, ce qui rajoute une surcouche de noir à l’ambiance crépusculaire. Il fuit, de France en Amérique, des Etats-Unis jusqu’à l’Amazonie.

Même pas peur de reprendre les tropes habituels du post-apo ! Ils y sont tous dans une accumulation qui pourrait être indigeste au pire, prévisible au mieux. Et pourtant, jamais le récit n’est une caricature ou un pastiche post-apo. Au contraire, à mesure qu’il avance, le récit glisse petit à petit dans l’imprévisible. A commencer par l’écriture. Pour raconter cette fuite dans ce monde d’après, Mathieu Belezi choisit une prose radicale : pas de majuscule pour démarrer les phrases, pas de point, juste des virgules pour scander le flot des phrases qui s’écoulent furieusement, avec comme seules respirations de nombreux retours à la ligne ou les poèmes nostalgiques qu’écrit Théo sur son voyage passé aux Etats-Unis avec sa femme.

Ce choix stylistique demande un effort d’adaptation au lecteur. Mais assez rapidement, ce road-movie désespéré prend aux tripes, on est emporté par le puissant courant du flux de conscience de Théo, d’autant qu’il est poursuivi par des apparitions hallucinées de créatures aux yeux rouges, consciences de la culpabilité qui le ronge. Est-il toujours l’homme dangereux qu’il a été ? A t-il toujours cette pulsion de faire le Mal ? A aucun moment, Mathieu Belezi ne cherche à préserver son lecteur. Des fulgurances d’une rare violence éclatent ça et là, surtout quand il est question du choc générationnel qui oppose des adultes qui ont connu un autre monde et recoure à la violence par nécessité mais avec un dégoût, à des jeunes qui n’ont connu eux que la survie dans un monde amoral où la violence apparaît comme une réponse normale qui jamais ne culpabilise.

Dans ce monde où il n’y a plus rien à sauver, où il n’y aucune cause collective à défendre ou dénoncer, on s’accroche à l’errance de Théo car elle rime avec une possible résistance, malgré tout, car il y a tout un destin à défier dans cette agonie programmée de l’individu. Lorsque le relais narratif passe à une autre personnage, quelque chose se passe. La prose semble s’apaiser alors même que la menace est toujours là, plus que jamais là. Ce nouveau personnage est porteur d’un peu de lumière, dans un changement de décor où la nature amazonienne, matrice d’où tout part et où tout peut revenir, est aussi intense qu’étouffante.

Et puis il y a la force de la langue de Mathieu Belezi, flamboyante et souvent brillante, l’écriture haute couture comme flambeau seul capable de transcender la laideur de l’humanité. C’est également ce que fait Théo, écrire, toujours écrire, comme seule forteresse à ériger pour se protéger de ce qui nous déshumanise.

Marie-Laure Kirzy

Cantique du chaos
Roman de Mathieu Belezi
Editions Robert Laffont (collection Pavillons)
400 pages – 23 euros
Date de parution : 21 août 2025

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