Sparks – MADDER! : en colère contre le monde et contre nous ?

Quatorze minutes seulement, mais quatorze minutes qui suffisent pour se rappeler qu’après 50 ans de carrière, Sparks n’ont rien perdu de leur brillant. Et de leur créativité. Et de leur folie. Même si, cette fois, quelque chose pourrait bien avoir changé.

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Sparks à la Salle Pleyel (Juin 2025) – Photo : Eric Debarnot

Même si toute la longue carrière de Ron et Russell Mael a été un enchaînement absurde de hauts (plus ou moins hauts, entre leur triomphe « glam » dans la Grande-Bretagne de 1974, leur couronnement – avec un coup de main de Georgio Moroder – comme précurseurs de la dance music moderne en Europe à la fin des années 70, puis une brève popularité dans leur propre pays dans les années 80 avec In Outer Space) et de bas (certains très bas !), c’est dans les dix dernières années que Sparks semblent enfin avoir traversé de manière indiscutable le « plafond de verre » qui les maintenait dans un statut de « musiciens adorés par des musiciens », de grands créateurs méconnus dont seuls quelques initiés vaguement bizarres, voire dérangés, célébraient l’existence. Depuis l’inflexion marquée par la collaboration avec Franz Ferdinand, puis l’album Hippopotamus (2017), les frères Mael semblent avoir décidé de ne plus laisser un seul moment de silence s’installer, dans leur conquête d’une reconnaissance enfin « générale ». Il y a eu le brillantissime A Steady Drip, Drip, Drip (2020), puis le triomphe critique du film Annette (Leos Carax, 2021), le documentaire d’Edgar Wright la même année, suivi du succès commercial de The Girl Is Crying in Her Latte (2023), puis de l’album MAD! au printemps 2025, peut-être pas aussi convaincant que ses deux prédécesseurs, mais qui a également rencontré son public (numéro 2 dans les charts anglais !). Quant à la tournée qui a suivi, elle a engendré nombre de critiques dithyrambiques : on dirait bien que Sparks ont trouvé, en atteignant le demi-siècle de carrière, un nouvel âge d’or.

MADDEREt plutôt que de s’offrir un repos bien mérité, ils reviennent, à peine quelques mois après MAD!, avec un « objet » inattendu : un EP, le premier de leur existence : MADDER!, composé de quatre titres, que l’on peut voir, du fait de son titre et de sa pochette, comme un post-scriptum superlatif (même si le titre est un simple « comparatif ») à leur dernier album. Comme s’il s’agissait de prolonger la parenthèse enchantée avant qu’elle ne se referme. Mais les choses sont bien plus compliquées que ça, comme toujours avec Sparks.

Car MADDER! a finalement peu à voir avec MAD! Plus électronique, il ne s’agit pas là de reliquats de l’enregistrement de l’album, comme ce genre d’exercice l’est en général. Les quatre titres ne sont pas des restes : ce sont de nouvelles pièces, le résultat d’un retour impromptu des frères en studio, sur lequel ils sont restés discrets (pas d’information sur des musiciens éventuels, sur un producteur) : MADDER! « sent » le travail maison de Ron et Russell, en duo resserré, avec le désir de produire quelque chose d’intense, un petit objet parfait, sans « gras », sans complaisance. Juste le sens des mélodies imparables, les paroles brillantes, l’humour, l’auto ironie. Et, peut-être, un « message », en filigrane.

Dès les premières secondes de Porcupine, comment ne pas sourire ? Le synthé bondit, le rythme chatouille la plante des pieds, Russell Mael chante comme un acrobate. Le clip, « terriblement Sparks« , voit Self Esteem (Rebecca Lucy Taylor) jouer la nouvelle muse « piquante » – dangereuse même – des frères, et résume parfaitement l’esprit de la chanson : il est satirique et jubilatoire. Remercions aussi les frères de penser à nous, même si c’est pour rire de nos défauts : « I’m not saying everything is smooth / Truth be told it’s almost never smooth / She is gruffer than the folks in France / But I know her in the ways you can’t » (Je ne dis pas que tout se passe bien / À vrai dire, ce n’est presque jamais facile / Elle est plus bourrue que les gens en France / Mais je la connais d’une manière qui t’est impossible).

Fantasize est presque une chanson d’amour – et c’est le « presque » qui est important -, c’est la plus belle mélodie des quatre, à la fois feutrée et baroque comme Sparks savent l’être. « How can I make you realize / That all I do is just fantasize » (Comment puis-je te faire réaliser / Que tout ce que je fais, c’est fantasmer). N’est-ce pas là un aveu désolé d’impuissance à rendre la réalité vraiment digne d’être aimée ?

Mess Up est plus énergique, presque groovy (mais un groove « martial », comme toujours avec Ron Mael), avec un refrain efficace, et un texte très drôle sur l’art de tout rater, mais aussi sur la honte tenace qui s’ensuit : « To-ing when you should be fro-ing / Staying when you should be going / So very easy to mess up / Mess up / Panning what you should be lauding / Booing while others applauding » (Partir quand on devrait revenir / Rester quand on devrait s’en aller / C’est tellement facile de se tromper / De se tromper / Dénigrer ce qu’on devrait louer / Huer pendant que les autres applaudissent). Et si c’était une reconnaissance lucide du fait que Sparks ont toujours été « à côté de la plaque » ?

They clôt le EP de manière plus sombre. Plus lente, avec des chœurs presque menaçants. La chanson dresse le portrait d’un monde terrible où le “eux” indéfini semble désigner les médias, les critiques, voire même le « public », systématiquement déçus par ce qu’on leur propose. La mélodie est superbe, et Sparks y retrouvent cette ironie subtile, parce que finalement plutôt triste, qui a déjà traversé certaines de leurs chansons (Angst in My Pants ?). « And They, They, They, They, They / Saw you do the Hitchhike in a Bejart kind of way / And They, They, They, They, They / Saw you do the Cha Cha in a Balanchine like way / And They / Hoped you would do the Twist all night / And They felt so let down » (Eux, oui Eux, T’ont vu danser le Hitchhike façon Béjart, Puis le Cha Cha comme si Balanchine l’avait chorégraphié, Eux encore, Espéraient te voir danser le Twist jusqu’à l’aube, et ils ont fini par être terriblement déçus). Satire de la société du spectacle et du conformisme culturel, ou bien amertume de l’artiste qui a tellement de mal à être reconnu ?

Au fond, c’est peut-être ça, la vraie folie de MADDER! : cette capacité des frères Mael à être encore, toujours, les plus inventifs et les plus libres des vétérans de la pop, mais surtout à survivre face à l’éternel rejet (… des femmes, du public, des arbitres de la mode) dont ils ont été victimes. Et si MADDER! est l’un de leurs plus beaux disques, c’est peut-être parce que c’est celui où ils baissent le plus franchement le masque.

Eric Debarnot

Sparks – MADDER! (EP)
Label : Transgressive Records
Date de sortie : 3 octobre 2025

 

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