[Anniversaire] Live Aid : la quarantaine assumée !

On a fêté cette année les 40 ans d’un évènement planétaire des mid-eighties : le concert hors normes du Live Aid, qui a marqué un tournant dans l’histoire de la musique et de l’humanitaire. Une prouesse technique et un succès financier qui ne peuvent cependant occulter les limites, voire les controverses, générées par cette action.

Live Aid poster

26 janvier 1985 : la cérémonie des American Music Awards au Shrine Auditorium de Los Angeles est l’occasion pour le maestro Quincy Jones de profiter de la réunion de la fine (?) fleur de la variété US pour enregistrer, dans le studio A&M attenant, un single caritatif permettant le financement d’une aide d’urgence à la populations éthiopiennes décimées par la famine.

Contacté quelques jours plus tôt par Harry Belafonte, lui-même bluffé par le succès du titre de Band Aid, Do they know it’s Christmas (3 millions de copies vendues au Royaume Uni en décembre 1984, plus de 8 millions de livres collectés en moins d’un an [1]), Quincy Jones dispose du titre composé par Lionel Ritchie et Michael Jackson, We are the World. L’Irlandais Bob Geldof, la figure de Band Aid, fondé avec Midge Ure d’Ultravox, que l’on oublie (trop souvent) de citer, est invité par Jones pour l’enregistrement. Devant tout ce parterre de stars présentes, à l’exception notable de Prince [2], Geldof, à peine rentré d’un premier séjour en Ethiopie, a lu l’inscription « Laissez votre EGO à la porte de ce studio » rédigée par le Musicman, mais aussi l’impressionnant buffet proposé aux artistes…  Juste avant de commencer l’enregistrement, il leur déclare : « Juste pour vous remettre dans le contexte, comparativement à ce qui vous est proposé de manger ce soir, le prix de la vie est symbolisé par une galette de vinyle avec un trou en son centre (…). Il est insupportable que des millions de tonnes de céréales croupissent dans les silos des pays occidentaux alors que des gens meurent de faim en Afrique, au moins 120 quotidiennement les ‘meilleurs’ jours. » [3]

Affiche Live AidIl faut dire que la force de persuasion et l’aura de Geldof ont nettement grandi à partir de l’automne 1985. Après un succès relatif, disons honnête, à la fin des années 70 avec son groupe punk Boomtown Rats, Geldof est surtout connu pour être depuis le début des années 80 « Mr. Paula Yates », ex- journaliste au Record Mirror et co-animatrice vedette de l’émission musicale The Tube sur Channel 4, avec Jools Holland.

L’EP et l’album USA For Africa qui suivra rapportera quatre fois plus que Band Aid en quelques semaines seulement. Geldof retourne en Ethiopie en mars 1985 pour se rendre compte de l’utilisation des fonds récoltés. Outre les polémiques naissantes avec certaines ONG sur le détournement d’une bonne partie de l’aide alimentaire par la junte de Mengistu, alors au pouvoir en Ethiopie, il se rend compte qu’il lui faudra beaucoup plus d’argent pour notamment constituer la propre flotte de bateaux du Band Aid Trust, et aussi préparer des programmes de développement à plus long terme.

Geldof rentre à Londres début avril avec l’once du début d’une idée folle : le « Global Jukebox ». Il assiège littéralement Harvey Goldsmith, le plus important promoteur de tournées dans les îles Britanniques du moment, au carnet d’adresses monstrueux, et qui a en outre notamment mis en … musique la série de concerts Rock for Kampuchea intervenue à Londres en décembre 1979, où se succédèrent pendant quatre jours Queen, Wings, les Who, le Clash ou encore les Attractions d’Elvis Costello pour venir en aide aux populations indochinoises fuyant notamment le régime des Khmers Rouges. Geldof lui soumet ainsi le projet d’un show télévisé planétaire de seize heures comprenant deux concerts, en partie en simultané, sur deux continents ( ! ) [4] :

« L’objectif c’est de récolter de l’argent. Ceux qui regardent un concert à la TV s’ennuient vite en général, quel que soit le performer. Pour que les téléspectateurs donnent, il nous faut les plus grandes stars, lesquelles seront regardées par leurs fans qui contribueront à la cause. Ils ne s’ennuieront pas parce qu’on demandera aux gars de jouer leurs hits. Et comme il y en aura une bonne cinquantaine, leur set sera limité à une vingtaine de minutes chacun. Un bon gros jukebox mondial !’ –‘Admettons que ce soit faisable. Comment on procède ?’ –‘Une mondio-diffusion sur le modèle de celle des JO de L.A. l’année dernière, par exemple, vers la mi-juillet’. –‘Quoi ? T’es malade ! Toutes les tournées sont déjà bouclées à cette époque de l’année! Et pourquoi on ferait ça ?’ – ‘Parce que des enfants meurent, Harvey… »

Affiche Live Aid 02D’abord interloqué puis dubitatif, eu égard à la montagne de défis techniques et logistiques à relever dans un temps record (à peine douze semaines, une paille), puis emporté par l’enthousiasme, qu’il qualifiera d’abord de… délirant de Geldof, Goldsmith fait chauffer son téléphone en partant de presque rien. Pas d’internet (!!), encore moins de streaming (!!!) ou de réseau social (ah cool, ça !) et des retransmissions radio-télé satellitaires encore balbutiantes à l’époque, notamment au niveau de la synchronisation du son et de l’image.

En plus, il faut faire accepter à tous (managers, groupes, staff technique, gérants des stades) qu’ils œuvreront à titre gracieux le jour de l’évènement, et enfin convaincre les télévisions du monde entier à organiser localement un téléthon. Le « deal » est simple : pas de téléthon, pas de diffusion [5] !

Les aspects techniques et logistiques apparaissent réglés pour la grande majorité d’entre eux en quelques semaines, un vrai tour de force [6]. La BBC pour la partie anglaise et deux réseaux nationaux américains, dont la toute jeune MTV, diffuseront les concerts à Wembley et Philadelphie en direct, retransmis dans plus de cent pays, soit un potentiel de spectateurs de près de deux milliards, à l’aide de treize satellites, la plupart militaires. Des multiplex sont également programmés avec l’Australie, où se tiendra le concert Oz for Africa le même jour, les Pays-Bas (avec un concert de B.B. King à La Haye), le Japon, l’Autriche, la Yougoslavie, et même Moscou où se produiront des groupes locaux. La logistique comprenait aussi la gestion des droits télévisuels, des billets, et des dons, avec l’objectif de maximiser les fonds récoltés pour les populations notamment éthiopiennes et plus largement du Sahel.

La question des noms à mettre à l’affiche apparaîtra, de façon surprenante, comme la plus problématique. Si rassembler sur une journée (ou une nuit) des stars pour un single peut paraître facile, leur demander de jouer gratuitement 20 minutes devant deux milliards de personnes, en est une autre ! Outre les réserves sur l’utilisation réelle des fonds pour les populations (Huey Lewis), des incompatibilités d’agenda (Springsteen extenué par sa tournée Born in the USA dont il joue les dernières dates en juillet), ou plus simplement parce que des groupes sont séparés ou en passe de l’être (Status Quo, Police, Big Country, Tears for Fears, Duran,…), des difficultés plus personnelles apparaissent. Bill Graham, l’homologue californien de Goldsmith, a été choisi pour la programmation de Philadelphie. Son management tyrannique rebute un bon nombre d’artistes, pourtant d’accord sur le principe au départ pour participer (Paul Simon, Billy Joël). Pour Wembley, ce n’est guère mieux. Bowie est partant mais n’a pas de groupe, Queen est éparpillé (Où est Freddy ?) et se relève mal de la polémique née du concert donné dans le bantoustan blanc de Sun City en Afrique du Sud en octobre 1984, Dire Straits doit jouer le même jour à l’arena de Wembley, bref, Geldof n’a pas grand monde à proposer, à part Adam Ant, Nik Kershaw, Howard Jones (vraiment ?) ou ses Boomtown Rats. Le rêve…

A peine un mois et demi avant le 13 juillet, Geldof tente un énorme coup de bluff. Il convoque une conférence de presse à Wembley avec Goldsmith pour annoncer le Live Aid. Il égrène les noms des artistes présents dont Bowie, Bryan Adams, Sting, Bryan Ferry, Bob Dylan, Eric Clapton, Queen, U2, Elton John, Status Quo, Simple Minds, The Style Council…  Sauf que certains ont plus ou moins poliment refusé, et que la plupart n’a même pas été contactée !! Le summum est atteint quand Geldof annonce que les Who se reformeront spécialement pour Live Aid ! Or, si le staff de Geldof avait effectivement obtenu un accord de principe de Pete Townsend quelques minutes plus tôt, ce dernier avait spécifié qu’il jouerait seul, n’ayant pas parlé aux autres membres du groupe depuis près de trois ans !! Mais, comme le diront ensuite l’ensemble des protagonistes, « You just can’t say no to Bob ! »

Live Aid Wembley

En effet, les places pour le concert dans les deux villes mises en vente la semaine suivante s’arrachent en quelques heures et l’engouement grandit. Finalement, tous ceux qui traînaient des pieds s’accrochent désormais aux basques des organisateurs pour en être. Le casting présente désormais une sacrée gueule. Des bruits courent que même les Beatles pourraient se reformer avec Julian Lennon suppléant son défunt père. Le jour J, tout se passe (presque) comme sur des roulettes. Status Quo ouvre le bal avec l’évident Rockin’ All Over the World, repris de John Fogerty. Musicalement, on retiendra à Wembley les prestations magiques de Queen [7], U2, Bowie [8] et son band étourdissant, avec Thomas Dolby aux claviers ainsi que le final débuté par Macca, finalement seul au piano et rejoint par des choristes quasi-débutants (Geldof, Townsend, Bowie et Alison Moyet). Il y a aussi l’énergie des Who, de Dire Straits et du Style Council. Et de belles collaborations aussi avec David Gilmour comme guitariste solo de Bryan Ferry (une belle envolée sur Jealous Guy), entre Sting et Dire Straits pour, évidemment, Money for Nothing, Sting encore et le clarinettiste Branford Marsalis pour un émouvant Driven to Tears, le duo Paul Young et Alison Moyet… Seul incident technique notable : une coupure de faisceau de deux minutes pendant le set des Who [9], que seuls les spectateurs de Wembley auront pu apprécier.

Live Aid Queen

On sera plus mitigé pour ce qui concerne Philadelphie, malgré Run DMC en chauffeur de stade, le duo de choc JaggerTurner, la reformation de CSNY, les Beach Boys avec Brian Wilson, ou Black Sabbath avec Ozzy et Tommi, et la prestation de Dylan accompagné de Keith Richards et Ron Wood, ce fut plus brouillon : il y eu même quelques moments gênants comme le set de Led Zeppelin[10] avec un Jimmy Page bien défoncé et deux batteurs se tirant la bourre, dont Phil Collins, ou encore le falsetto le plus entendu de l’histoire de la pop avec Duran Duran.

Mais l’essentiel est ailleurs : Live Aid reste encore à ce jour le plus grand événement musical jamais retransmis en direct, avec une audience mondiale record. Il a récolté plus de 127 millions de dollars, principalement destinés à lutter contre la famine dans le Sahel. Ces fonds ont aussi servi à sensibiliser l’opinion publique mondiale à la crise humanitaire. L’événement a mis en lumière la responsabilité des pays riches, et a influencé des décisions politiques ultérieures, comme la libération de Nelson Mandela en 1990, grâce à la pression médiatique et publique générée par de tels rassemblements.

Le succès du Live Aid a inspiré de nombreux autres concerts caritatifs, souvent organisés par les mêmes initiateurs ou dans un esprit similaire :

    • Red Wedge :  plus politique et clairement anti-Thatcher [11], cette série de dates s’est déroulée en Grande Bretagne en janvier 1986 à l’initiative de Billy Bragg, Jerry Dammers (The Specials) et Paul Weller pour venir en aide aux mineurs en grève depuis plus d’un an. Ils ont été rejoint pour leur dernière date par les Smiths ;
    • les tournées « Conspiracy of Hope » en 1986 aux USA et « Human Rights Now ! » de 1988 au profit d’Amnesty International et pour les 40 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ;
    • le Live for Ireland de 1987 où 30 groupes irlandais ont joué pour appeler l’attention sur les chômage chronique dans ce pays.
    • le Concert pour le 70ème anniversaire de Mandela à Londres le 18 juillet 1988.
    • Live 8 (2005) : dans dix grandes villes du monde (dont Londres, Paris, Berlin, Rome et Philadelphie avec plus de 170 artistes). Geldof voulait alors faire pression sur les dirigeants du G8 pour lutter contre la pauvreté en Afrique et annuler la dette des pays africains.

Live Aid a ainsi marqué un tournant dans la relation entre musique, médias et politique, en faisant des méga-concerts un outil de soft power, de mobilisation et de communication politique.

Cependant, il a aussi suscité plusieurs controverses, au-delà de certaines limites musicales telle que la faible représentation de musiciens d’origine africaine [12], surtout à Wembley, notamment concernant l’utilisation des fonds récoltés et l’efficacité réelle de l’aide apportée à l’Éthiopie.

On a la naïveté de croire que les artistes qui ont joué à Live Aid étaient sincères, et (pour la plupart) désintéressés, même s’il n’est pas interdit de penser que certains ont pu, même inconsciemment (?), y voir une opportunité plus personnelle.

On ne peut aussi nier qu’une partie importante des dons (estimée entre 30 et 50 % par certaines sources) aurait été détournée par le gouvernement éthiopien de Mengistu Haile Mariam, alors en pleine guerre civile [13]. Ces fonds auraient servi à acheter des armes plutôt qu’à soulager la famine, aggravant ainsi les tensions politiques et militaires dans la région. Geldof a toujours défendu l’impact global du Live Aid, mais a aussi reconnu plus tard que certains fonds avaient pu être mal utilisés, en raison du contexte politique complexe en Éthiopie.

Par ailleurs certains observateurs et ONG ont souligné que l’afflux massif de dons et de nourriture, bien que vital à court terme, n’a pas résolu les causes structurelles de la famine (sécheresse, guerre civile, politiques agricoles). Le Live Aid a été accusé de privilégier une réponse émotionnelle et médiatique plutôt qu’une solution durable. Il aussi été critiqué pour son approche « spectaculaire » et parfois paternaliste, où des stars occidentales (blanches) « sauvaient » l’Afrique, sans toujours impliquer les populations locales dans les décisions. L’enfer est pavé de bonnes intentions….

En 2025, Médecins Sans Frontières [14] rappelle que le Live Aid a perpétué des « narratifs stigmatisants de victimisation et de sauveur blanc », tout en reconnaissant que l’événement a sauvé bien des vies. L’ONG critique cependant le manque de transparence et l’absence de mécanismes de contrôle suffisant sur l’utilisation des fonds.

Oxfam, partenaire du Band Aid Trust, a travaillé avec le régime de Mengistu pour distribuer l’aide, malgré les risques connus de détournement. L’ONG a justifié cette collaboration par la nécessité d’atteindre les populations en détresse, mais n’a jamais officiellement regretté sa décision, même après les révélations sur l’utilisation des fonds pour acheter des armes. Face à ces critiques, Geldof a déclaré : « Je serai prêt à serrer la main du diable à ma gauche et à ma droite pour aider les gens que nous devons secourir.[15]«  La faim justifie les moyens, en quelque sorte… Une position qui a choqué certaines ONG.

Malgré ces critiques, le Live Aid a marqué l’histoire en montrant le pouvoir de mobilisation de la musique et des médias. Il a inspiré plusieurs générations d’artistes et d’activistes, et a contribué à placer la lutte contre la pauvreté et les inégalités au cœur des débats publics. Cependant, il a aussi révélé les limites de l’aide humanitaire quand elle n’est pas accompagnée de réformes politiques et économiques profondes.

Stephan TRIQUET

[1] Selon la BBC dans son documentaire ‘Live Aid : Against all odds’ diffusé pour la première fois en 2018.

[2] Sheila E a participé à l’enregistrement, l’agent K. Kragen espérant que Prince l’accompagnerait. Sa proposition d’un solo de guitare en fin de titre est refusée. Il livrera l’inédit « 4 for the Tears in Your Eyes » sur l’album USAFA et dont le clip sera diffusé pendant le Live Aid.

[3] Voir le documentaire ‘The greatest night in Pop’, visible sur Netflix depuis quelques semaines.

[4] Tel que rapporté par S. Frith, M. Brennan, M. Cloonan et E. Webster ‘The history of Live music in Britain – vol.III 1985-2015’, Routedge Publishing 2023

[5]  Antenne 2 a assuré une partie de la diffusion en France dans une émission spéciale des ‘Enfants du Rock’ animée cette nuit-là par P. Blanc-Francard et Bernard Lenoir.

[6] Un duo Jagger (à JFK) – Bowie (à Wembley) est envisagé mais doit être abandonné en l’absence de possibilité, à l’époque, de synchronisation en direct du son et de l’image entre les deux sites.

[7] Superbement reproduite au poil de moustache près dans le film ‘Bohemian Rapsody’ sorti en 2023.

[8] D. Bowie exigera que son set soit amputé d’une chanson pour permettre la diffusion d’un reportage sur la situation en Ethiopie, ce qui fera exploser les dons.

[9] curieusement au moment où Daltrey termine la phrase “Why don’t you all fade away ?” sur ‘My Generation’.

[10] R. Plant la rejettera comme une ‘répétition merdique’ et refusera que leur passage soit inclus dans le DVD sorti pour les 20 ans de l’évènement.

[11] Le NME le qualifiera ironiquement de « Live Aid for Lefties » dans son édition du 18 janvier 1986.

[12] Stevie Wonder refusera de participer au concert pour ce motif.

[13] Un rapport de la BBC, basé sur des documents de la CIA et des témoignages d’anciens rebelles, a révélé que près de 100 millions de dollars (sur les 250 millions récoltés par Band Aid et Live Aid) avaient été détournés pour acheter des armes, notamment par le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF).

[14] À qui étaient destinés les fonds récoltés par le single français ‘Ethiopie’.

[15] Bob Geldof ‘Is that it ?’ Pan Book, 1987.

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