Dans Un poète, Simón Mesa Soto fait le portrait d’un homme attachant et cocasse qui va d’échec en échec, un écrivain raté qui semble aussi avoir raté sa vie. Un film singulier, empli de drôlerie et de mélancolie.

Le poète du titre, c’est lui, Óscar Restrepo, dont l’affiche nous révèle la silhouette lasse et le visage tourmenté. À l’approche de la cinquantaine, il a tout d’un homme à la dérive : séparé de sa femme, éloigné de sa fille, il vit à Medellin chez sa vieille mère et partage avec son idole, Charles Bukowski, un goût immodéré pour l’alcool. En matière de poésie, son modèle est José Asuncion Silva qui mit fin à ses jours à 30 ans, d’une balle dans le cœur. À travers Óscar, le réalisateur colombien Simón Mesa Soto, dont c’est le deuxième long-métrage, fait le portrait d’un idéaliste malheureux que son l’inadaptation au monde rend à la fois cocasse et profondément attachant.
Récit rythmé par quatre chapitres aux titres malicieux, Un poète met en scène un Óscar aux airs de chien battu, qui se traîne d’échec en d’échec. Vivant sur le souvenir de deux recueils de jeunesse qui lui ont valu un succès éphémère, il n’a plus rien publié depuis. D’ailleurs écrit-il encore ? Le statut de poète qu’il revendique haut et fort suscite dans sa famille un haussement d’épaules narquois et exaspéré. « Je suis poète / Tu es chômeur » : cette conversation avec sa mère illustre le fossé qui sépare Óscar de son entourage familial. Mais il ne bénéficie pas de plus de reconnaissance au sein de la Maison de la Poésie qu’il fréquente depuis vingt ans : « le poète » est devenu son sobriquet et on le regarde avec une condescendance moqueuse. Un raté, voilà ce qu’il est. Mais pour financer les études de sa fille Daniela qui a perdu toute estime pour lui, Óscar se décide, à contrecoeur, à accepter un poste de professeur dans un lycée. C’est là qu’il fera la connaissance de Yulady, une adolescente d’origine modeste qui écrit des poèmes dans ses cahiers. Ce sera pour lui le début de nouvelles mésaventures, qui confirmeront sa tendance à toujours faire de mauvais choix et le mettront dans des situations inextricables.
« Un poète », nous dit le titre dans sa belle simplicité. Poète raté qui se prend pour un poète maudit, Óscar Restropo, admirable et grotesque, se bat, tel Don Quichotte, pour faire triompher ce qui est sa raison de vivre. Il est un résistant de l’idéalisme plongé dans un monde matérialiste où même les défenseurs de la poésie voudraient la mettre au service d’une cause ou d’un intérêt. Avec Yulady, Óscar s’imagine pouvoir revivre ses débuts de poète, retrouver l’adolescent passionné qu’il était. Mieux peut-être : réussir enfin, par procuration, là où il a échoué. Il la convie alors à lire ses textes dans son cercle de poètes et la convainc de participer à un festival de poésie organisé par la ville. Mais pour la jeune fille, écrire n’est qu’une activité et un plaisir parmi d’autres, qui ne font pas forcément le poids face à son goût pour les vernis à ongles et les fards à paupières pailletés. Qu’importe : déconnecté de la réalité, Óscar se laissera entraîner dans une avalanche de situations improbables, dramatiques pour certaines, que José Asuncion Silva traite sur le mode loufoque voire avec une certaine trivialité. Elles le conduiront à se mettre à dos toute une famille – il subira le chantage d’un oncle, les coups d’un frère – et lui attireront les foudres de ses fort peu bienveillants collègues.
Mais l’irruption de Yulady dans la vie d’Óscar ne comble pas seulement son amour pour la poésie et la nostalgie de sa jeunesse : elle lui offre une occasion de rédemption qui viendrait compenser l’échec de sa relation avec Daniela. Deux jeunes filles pourtant aux antipodes l’une de l’autre, tant par leur apparence physique que par leur classe sociale et leurs ambitions. Alors que Daniela entend bien intégrer la meilleure des universités, Yulady, elle, ne nourrit aucun rêve d’émancipation, prisonnière d’un modèle qui, sur les hauteurs de Medellin, rassemble sous le même toit une famille très élargie. Un clan biberonné à la télévision, où la malbouffe est à l’honneur et où tomber enceinte à seize ans apparaît comme une fatalité. Avec Yulady, cette fille de substitution, Óscar s’imagine pouvoir réussir ce qu’il a raté avec Daniela : la poésie, après tout, c’est son domaine… C’est caméra à l’épaule que Mesa Soto suit son antihéros, rendant sensible par le mouvement l’instabilité, la fragilité de cet homme titubant sous l’effet de l’alcool, constamment ballotté par les événements, proche de l’écroulement. En nous donnant le sentiment d’accompagner Óscar dans son parcours chaotique, le film gagne en authenticité et en émotion.
Tourné et monté en deux mois, « Un poète »doit beaucoup à la qualité de ses interprètes, des non-professionnels. C’est un instituteur, Ubeimar Rios, qui donne à Óscar sa gaucherie cocasse et sa détresse touchante, et c’est une lycéenne, Rebecca Andrade, qui incarne Yulady. Subtilement ponctué par la musique du compositeur suédois Matti Bye, le film, histoire d’un poète hors du commun, est lui-même empli d’une poésie singulière, faite de mélancolie et de drôlerie. À travers le regard tendre qu’il pose sur celui qui se qualifie lui-même de « dinosaure », Simón Mesa Soto montre qu’il croit lui aussi au pouvoir des mots, ne désespérant pas de faire du « poète triste » un « poète joyeux ».
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Anne Randon
