De toute évidence, le dispositif mis en place par Régis Sauder pour Nous, princesses de Clèves n’est pas sans rappeler celui-là même qu’initiait Abdellatif Kechiche dans l’Esquive (2002), à la différence près – et elle est primordiale – que nous avons affaire aujourd’hui à un documentaire alors qu’hier nous étions en pleine fiction. Pour rappel, il s’agit de part et d’autre d’observer les conséquences pour une classe d’élèves (ici de première et de terminale au Lycée Denis Diderot de Marseille) de l’apprentissage et de l’appropriation d’un texte classique (La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette), de la confrontation qui en résulte tant au niveau de la langue (syntaxe, vocabulaire) que du rejaillissement sur les interrogations des adolescents (l’amour bien sûr, et la sexualité, mais aussi les relations aux autres et notamment avec la famille).
Dans un format très court, à peine soixante-dix minutes, le réalisateur, dont la femme est elle-même enseignante dans l’établissement en question, se livre à une expérience cinématographique dans laquelle il intercale les scènes de jeux (qui ne sont aucunement le prélude à une représentation théâtrale du texte comme c’était le cas dans l’Esquive avec la pièce de Marivaux) et les interviews des jeunes, et parfois de leur famille, au cours desquels ils exposent leurs craintes et leurs espoirs, en réfléchissant également sur l’apport de l’oeuvre qu’ils sont en train d’apprivoiser (interpénétration des situations et des sentiments au travers des âges et des statuts, projection et élargissement sur l’époque actuelle).
Menée par un professeur de français, l’expérience relayée par la captation de Régis Sauder, en grande partie à l’intérieur de l’enceinte du lycée, renvoie plutôt au second (voire dernier) rang l’institution et le corps professoral. Dans une scène de bac blanc, une prof tente, sans grand succès semble t-il, d’expliquer les finalités de l’enseignement des textes classiques où il est question d’acquérir la maîtrise d’un jugement, mais aussi et surtout l’argumentation étayée et l’esprit critique qui doivent le porter. On perçoit bien dans cet échange brut et frontal le gouffre gigantesque, qu’on imagine mal se combler et dont on assiste au contraire au creusement, séparant les enseignants, possesseurs du savoir et des codes qui le sous-tendent, d’élèves désarmés et dépourvus. Et c’est bien là que réside la limite de l’exercice et du film, dont on aimerait effectivement louer les vertus pédagogiques et humanistes sur les bienfaits de l’apprentissage et la richesse culturelle qui l’accompagne. Hélas, il ne suffit pas en la circonstance d’apprendre quelques bribes d’un texte certes fondateur et essentiel pour, par une magie qui confinerait à la science infuse, accéder à la connaissance et à la manière de l’utiliser. Les restitutions d’extraits dûment (ou laborieusement) appris par coeur, récités pour ne pas dire ânonnés d’une voix monocorde sans intonation particulière suffisent à indiquer l’ampleur du chemin qui reste à parcourir. l’escapade parisienne au Louvre et la rencontre avec Jean-Marc Châtelain, Conservateur de la réserve des livres rares à la BNF, prouvent là aussi l’écart (culturel et comportemental) qui divise celui capable de théoriser sur l’oeuvre de Mme de La Fayette et ceux qui suspectent, devinent ou entrevoient les pistes fournies par l’homme lettré. Une fois encore, on en revient à la pierre angulaire de l’époque (pierre sur laquelle d’ailleurs s’échafaude une grande part du travail du sociologue Pierre Bourdieu), : la possession du langage est bel et bien déterminante parce qu’elle conditionne l’expression – cela va sans dire – et du coup la capacité à exposer et défendre des points de vue de façon argumentée et organisée, mais aussi celle à en approcher d’autres, à les refuser ou les rejeter au besoin, et à s’éloigner par conséquent de discours convenus, répétés à l’envi, banalisés à l’extrême et dénués de tout intérêt.
Les jeunes gens suivis avec délicatesse et pudeur par Régis Sauder sont sans conteste sympathiques et charmants. On peut même se réjouir que la mixité ethnique et les différences d’orientation sexuelle ne soient plus vécues comme des traumatismes ou des motifs d’ostracisme, n’en déplaise à nos gouvernants (ce qui, en creux, souligne également la faille entre élites et peuple). On peut donc trouver dans Nous, princesses de Clèves des raisons d’optimisme et d’espérance, mais il faut prendre garde que celles-ci ne s’inscrivent dans la béatitude, la persuasion et une forme (assez détestable et hypocrite) de politiquement correct consistant à s’extasier parce que soudain quelques élèves se révèlent capables d’apprendre les mots exigeants du dix-septième siècle.
La position idiote et provocatrice de Nicolas Sarkozy sur La Princesse de Clèves aura au moins eu ceci de positif qu’elle aura inspiré les créateurs, : De Oliveira et Honoré récemment, mais sous prétexte de faire oeuvre politique et revendicative, il convient d’être vigilant sur le combat à mener et à ne pas tirer des conclusions hâtives, proches d’un angélisme douteux, sur son issue. Si nul doute de la nécessité d’acquérir la connaissance – et la fréquentation des arts en général et de la littérature en particulier en demeure le meilleur gage de réussite – nul ne devrait croire que cela se fasse naturellement, sans travail ni efforts. Ces notions, que d’aucuns qualifieront de réactionnaires ou dépassées, semblent étrangement absentes du film au profit de conversations au pied des tours, dans une lumière solaire et une douce chaleur pouvant probablement inciter à la paresse ou l’indolence, dont on nous permettra de souligner l’intérêt limité, pour ne pas dire l’insondable vacuité.
Patrick Braganti
Nous, princesses de Clèves
Documentaire français de Régis Sauder
Durée : 1h09
Sortie : 30 Mars 2011
La bande-annonce :