[Interview] Jérôme Minière : « Faire un pas de côté, c’est devenu un vrai luxe »

Avec Une Clairière, Jérôme Minière signe l’un des grands disques de 2019, peut-être son meilleur disque à ce jour. Il interroge avec une rare pertinence les petits travers de notre monde contemporain, le délitement de l’individu dans la virtualité des réseaux sociaux. Se refusant à une posture de moraliste, il ne nous assène jamais un pamphlet irrité mais place plutôt entre nos mains quelques voies nouvelles d’interrogation. Retour sur le disque avec l’intéressé.

Jérôme Minière - photo Dan Popa
photo Dan Popa

Benzine : Jérôme Minière, avec Une Clairière, vous signez un disque que j’ai envie de qualifier de conceptuel voire d’obsessionnel. Vous interrogez tout au long de ces huit titres notre rapport au monde, à la virtualité. Face à l’état des choses, la montée des extrémismes, le recul de la culture, faut-il être fataliste ou faut-il voir dans le constat que vous posez ici plus une démarche de combat voire une action politique ?

Jérôme Minière : Je n’ai pas les réponses. J’essaie simplement de formuler du mieux que je peux les questions posées par le temps présent. Nous sommes dans une période de complexité, de confusion et de paradoxes, et comme tout le monde, j’essaie de m’y retrouver. Oui, je crois qu’il y a une forme de résistance dans mes chansons, mais ce ne sont que des petits cailloux jetés dans les bois.

Benzine : Une vie est faite de rencontres, je crois que pour vous, il y en a eu une qui a tout déclenché et qui vous a permis de vous confronter à deux médias qui vous passionnent, l’image (et le cinéma) et la musique également. Si je vous dis Bernard Stora ?

Jérôme Minière : C’est la première fois que l’on me parle de Bernard Stora dans une interview, cela m’intrigue ! Vous avez de bons informateurs ! En effet, j’ai eu la chance de connaître Bernard Stora, scénariste et metteur en scène, alors que j’étais adolescent et que je cherchais d’autres modèles que ceux que j’avais connus dans ma ville natale, et d’autres figures que celles de mon père (comme tout ado!). Et, oui, cette rencontre a été déterminante dans ma vie. Je lui dois beaucoup. Je ne peux pas tout raconter ici, c’est une histoire très personnelle et cela prendrait plusieurs pages, un livre peut-être. Disons qu’il a été un maître et un mentor pour moi, entre 14 et 19 ans, et que nous sommes toujours en contact aujourd’hui.

Benzine : Comment s’est faite la connexion avec le label Lithium et Vincent Chauvier ?

Jérôme Minière : J’ai tout d’abord connu Dominique A. et Françoiz Breut à Bruxelles, alors que j’étais étudiant en cinéma à l’INSAS. C’est vraiment moi qui ai provoqué cette rencontre. Je faisais des démos,  tout seul dans ma chambre, sur un 4 pistes à cassettes et quand j’ai connu la musique de Dominique, en plus d’adorer son travail,  j’ai fait le lien avec ma démarche. Alors quand j’ai su qu’il s’était installé en ville, j’ai cherché à le rencontrer, et l’on s’est bien entendu. C’est vraiment Dominique qui m’a fait entrer chez Lithium. Je crois qu’au départ Vincent Chauvier avait des réserves, mais Dominique a fait pencher la balance de mon côté. L’histoire n’a pas été mentionnée au moment de la sortie de mon premier album, car Vincent, à juste titre,  se disait que je serais trop comparé à Dominique et donc, bien sûr, dans son ombre. Aujourd’hui, par contre, je peux crier haut et fort que je lui suis très reconnaissant !

Benzine : Par-delà l’émergence de grands artistes comme Dominique A ou Diabologum, avec le recul des années, qu’a apporté, selon vous, Lithium à la scène d’aujourd’hui et quels sont les héritiers de cette école?

Jérôme Minière : Lithium avait une démarche très radicale et rigoureuse. Ça pouvait être pop, mais il ne fallait pas que ce soit « trop sucré » ou « insipide ». L’attention de Vincent au contenu et à chaque détail de production était très grande.  On avait beaucoup de (longues) discussions. Chaque mot, chaque son était soupesé avec lui. Je crois que le label a bien canalisé l’émergence d’une certaine « bed room pop exigeante » à la française dans les années 90, et d’une parole assez lucide et désabusée sur la société française dans les années 90. Chevalrex est clairement un des héritiers de Lithium, label qu’il a beaucoup écouté adolescent.

Benzine : Votre premier disque Monde pour n’importe qui en 1996 pose un univers singulier alliant quelque chose d’inédit, la musique électronique à une volonté d’écriture littéraire. Un OVNI à l’époque non ? Vous sentiez-vous un peu seul dans ce territoire-là ? (Pour affiner mon propos, je me rappelle d’un échange avec Rodolphe Burger qui racontait combien il a été difficile à Kat Onoma de se placer dans le rock hexagonal avec ces textes hérités d’un cut-up à la Burroughs)

Jérôme Minière : Ce qui me faisait me sentir seul à cette époque était « l’impureté » de mes goûts. Je ne suivais pas une ligne claire, j’intégrais des influences souvent contradictoires et je les ré-assemblais comme je pouvais. Je cherchais à faire des mariages impossibles et je n’aimais pas faire « comme il faut ». On me demandait toujours de résumer mes goûts et influences, et j’en étais bien incapable. Je répondais avec des listes de noms disparates. Ce qui est ironique, c’est qu’aujourd’hui, ce relativisme et ce patchwork culturel sont devenus la norme, et que jusqu’à un certain point je m’en méfie (en tant que nouveau diktat culturel).

Benzine : Si vous deviez définir votre écriture, comment la décririez-vous ?

Jérôme Minière : Je cherche, je fais de mon mieux et c’est toujours à recommencer. Plus j’avance et moins je sais. Je crois que j’écris comme un enfant qui construit un château de sable sur une plage, je défie les vagues, j’y mets toute mon âme, même si je sais qu’elles vont tout emporter pendant la nuit et que demain matin , je devrai recommencer. Sinon, je pense que je cherche à dire le plus simplement et le plus honnêtement possible, des choses qui peuvent être compliquées, en suspens, fugaces ou floues.

Benzine : En 1995, vous quittez la France pour le Quebec. Vous y vivez désormais à plein temps et votre carrière artistique est bien installée là-bas alors que vous restez plus confidentiel en France. Qu’est-ce qui a provoqué cette envie de départ ?

Jérôme Minière : Une rencontre amoureuse avec une femme et puis une ville (Montréal). Le fait que j’étais jeune, fougueux et inconscient, en fuite aussi, a fait le reste. Partir si loin était un acte dont je ne mesurais pas complètement la portée. Aujourd’hui, j’assume ce chemin choisi si jeune, avec ses paradoxes, ses déchirures et ses joies. On change: je n’oserais plus poser un geste aussi radical à 47 ans.

Benzine : Quand on s’expatrie pour longtemps, il arrive un moment où l’on finit par faire le deuil de son pays. Considérez-vous votre travail d’artiste comme celui d’un musicien nord-américain, francophone et québécois?

Jérôme Minière : Il y a eu un travail de deuil qui a pris des années. Pendant un bon moment, j’ai cru pouvoir jouer « sur les deux tableaux », mais la réalité m’a rattrapé et j’ai fini par assumer mon parcours tel qu’il est, avec ses limites et ses impasses, mais aussi avec ses réussites. Je suis français d’origine: les années essentielles de l’enfance et de l’adolescence sont complètement françaises. Mon pays d’adoption est le Québec : J’y ai passé presque toute ma vie d’adulte, j’y ai pris racine, je m’y suis construit, et j’y suis devenu père par deux fois. Alors, je me sens francophone, européen, nord-américain, mélangé, comme la glace napolitaine !

Benzine : Quel contact conservez-vous avec la scène française et que vous inspire les productions récentes des artistes ayant émergé dans la même période que vous mais aussi de cette nouvelle scène ?

Jérôme Minière : Mis à part, Dominique A et Françoise Breut, je m’entends bien aussi avec Albin de la Simone, qui vient souvent au Québec. J’aime bien aussi Jean-Louis Murat (que j’ai connu à mes débuts et pour qui je garde une fidélité même si je n’aime pas tout), Bastien Lallemant, Matthieu Boogaerts (je suis un fan de longue date), Vincent Delerm (ça c’est plus récent! à ses débuts il m’énervait, mais son plus récent spectacle à Montréal m’a tiré les larmes), Chevalrex, Michel Cloup, Matthieu Malon (qui est lui aussi d’Orléans). Je commence aussi à découvrir (et parfois redécouvrir, dans le cas de PERIO et Mocke), les autres artistes d’Objet Disque.

De manière générale, plus jeune, je voyais les autres artistes comme des « rivaux ». Aujourd’hui c’est tout le contraire, ça me rassure que des gens fassent des trucs bien. J’ai eu un énorme coup de cœur pour le dernier disque de Bertrand Belin. Chez les « jeunes », j’aime bien Clara Luciani et Flavien Berger, Cléa Vincent, Vendredi sur Mer (pas tout), Jacques, Calypso Valois, Juniore, certains trucs de Damso… C’est sûr que j’en oublie! Et sinon, il y a évidemment des « maîtres »: Brigitte Fontaine, Alain Bashung, Serge Gainsbourg, Jacques Higelin, o Ferré, Daniel Darc, Alain Souchon, Pierre Vassiliu , Georges Brassens

Benzine : Dans votre travail musical, on sent un intérêt vif pour la fiction qui s’est concrétisée de deux manières, votre projet électronique, Herri Kopter et votre roman L’enfance de l’art en 2014. Pourquoi ce jeu avec différents registres et que représente à vos yeux Herri Kopter désormais ?

Jérôme Minière : J’ai essayé plusieurs fois de me débarrasser de cet alter ego, devenu parfois encombrant ! J’adore la fiction et je suis quelqu’un de plutôt discret, j’aime l’idée de m’effacer derrière des histoires, des mélodies ou des concepts. Je cherche une certaine reconnaissance, simplement pour le plaisir du partage et aussi pour pouvoir continuer mes activités; mais j’aime beaucoup rester dans l’ombre, en retrait, c’est dans ma nature profonde. En cela, je suis plus auteur que performeur ou saltimbanque.

Benzine : Quand on interroge un artiste sur l’amorce de son processus créatif, il lui est souvent difficile de resituer le déclic qui a provoqué une chanson, un album ou un livre comme si la création relevait de l’accident et de l’inconscient. Qu’en pensez-vous ?

Jérôme Minière : En effet, je crois qu’une grande part du travail est inconsciente, beaucoup d’artistes avancent de manière un peu somnambulique. Il faut trouver l’équilibre entre la spontanéité du moment, l’impulsion irréfléchie, et le contrôle, la maîtrise, la construction. La ligne est toujours mince, et jamais identique.

Benzine : Votre parcours de vie vous a permis de côtoyer une artiste précieuse (trop tôt disparue) Llhasa de Sela. Quels souvenirs conservez-vous d’elle et qu’avez-vous appris à son contact ?

Jérôme Minière : Lhasa était un être d’exception, d’une grande profondeur et d’une grande sagesse. À la fois une petite fille, une femme, un lutin espiègle et une vieille âme. De Lhasa j’ai appris la confiance dans l’épure et la simplicité et bien d’autres choses.

Benzine : Une Clairière, votre dernier disque ose à la fois l’avant-garde et la ligne claire. Pour ce disque, vous avez collaboré avec Rémy Poncet (Chevalrex) et son label Objet Disque. Comment travaille-t-on avec Jérôme Minière ?

Jérôme Minière : Il faudrait poser la question à Rémy! J’ai eu un très grand plaisir à travailler avec lui. À distance, sur Whatsapp, on faisait de longues discussions interrompues en moyenne trois fois par jour. On se rappelait en même temps et ça sonnait occupé pendant 5 minutes! Rémy a été un vrai directeur artistique sur ce projet. J’ai pu lâcher prise, me fier à ses remarques et intuitions, c’est parfois fatigant de porter tous les chapeaux à la fois (j’ai souvent travaillé seul, pas toujours par choix).

 Benzine : Vous évoquez dans une interview votre volonté de créativité dans le chaos, n’hésitant pas pour cela à quitter à l’amiable votre label La Tribu qui vous accompagnait depuis 16 ans pour revenir à de l’autoproduction. Qu’allez-vous chercher dans cette démarche ?

Jérôme Minière : Je remercie La Tribu pour ces belles années avec eux, ils restent des amis. J’avais simplement le sentiment que comme un vieux couple qui n’arrive pas à renouveler sa relation, nous allions sombrer dans la nostalgie du passé. Je voulais aussi essayer d’autres façons de sortir ma musique. En direct, comme un vrai artisan, m’adapter aux façons de faire d’aujourd’hui, au lieu de les subir.

 Benzine : Vous dites de vous : Je suis un dilettante, spécialiste de rien, uniquement guidé par mon bon plaisir. Pour vous parler franchement, à l’écoute de vos disques, je vous crois tout sauf dilettante. Faut-il alors parfois détruire sa méthode de travail pour aller vers plus de pertinence ou au contraire, faut-il se saisir des tics que l’on acquiert avec l’expérience pour obtenir plus de liberté au final dans le processus créatif ?

Jérôme Minière : La question de l’expérience est très ardue. Dans la vingtaine, ma création était une fuite en avant. Je me considérais sans histoire. Je voulais toujours faire table rase de tout. Mais cette attitude, avec le temps, devient une habitude comme une autre et se vide de son sens initial, parce que finalement on vieillit, et l’on doit admettre que l’on se répète et que l’on rencontre ses propres limites. À ce moment, commence un autre type de travail, qui n’est ni plus ni moins intéressant que le précédent, juste différent: travail avec sa propre histoire comme matière, comme territoire. Au fond, l’idée, quel que soit l’âge ou l’expérience, est d’être juste avec ce que l’on est , et ce que l’on est capable de donner et de recevoir.

Benzine : Tout au long d’Une Clairière, vous interrogez notre rapport au virtuel et aux réseaux sociaux qui modifient nos relations humaines. Pensez-vous qu’il puisse y avoir un retour en arrière, une forme de prise de conscience ? Quelle serait l’alternative possible ?

Jérôme Minière : J’avoue que la période pré-téléphone intelligent me manque. Peut être qu’il y aura ou qu’il y a déjà un retour de balancier… À suivre.

Benzine : Pour Dans La Forêt Numérique que vous avez sorti en fin d’année dernière, vous avez fouillé dans la mémoire filmée de votre famille avec un clip composé uniquement à partir des images tournées entre Ouzouer-le-Marché, Morée et Verdes (Loir-et-Cher), vous pouvez revenir sur cette création ?

Jérôme Minière : Je suis très fier de ce projet qui me relie directement aux films super 8 de mes deux grands-pères. Ce serait un peu long à raconter ici ! (Plus d’infos là).

Benzine : En chute d’Une Clairière, il y a ce titre, Vaste qui semble ouvrir des voies, celle d’un repli de la frénésie des villes, d’un retour à soi. S’isoler du monde pour mieux l’habiter en somme ?

Jérôme Minière : Faire un pas de côté, ne pas être toujours pris par la frénésie de l’époque, c’est devenu un vrai luxe !

Une Clairière est sorti le 14 juin 2019 chez Objet Disque.
Retrouvez également en prolongement de cet article notre entretien avec Rémy Poncet alias Chevalrex.