[Ciné Classiques] Les enfants du paradis : l’œuvre avant-gardiste et monumentale de Marcel Carné

Coup de projecteur en trois axes sur Les Enfants du paradis de Marcel Carné avec Arletty notamment, pour redécouvrir les mots de Jacques Prévert et partager en famille un monument du cinéma français.

Les Enfants du paradis

Biographie

« Le môme Carné ». Ainsi Jean Gabin surnommait-il ce gamin rêveur né dans le quartier des Batignolles, à Paris, le 18 août 1906. Marcel Carné sera élevé par sa grand-mère, suite au décès de sa mère. La succession de l’affaire de son père, ébéniste, lui semble promise. Il prend des cours pour travailler le bois. Mais l’adolescent, fasciné par le music-hall et le cinéma, se rend en cachette aux cours de photographie à l’école des Arts et Métiers. A 22 ans, il rencontre Françoise Rosay. Son mari, le réalisateur Jacques Feyder, engage l’apprenti cinéaste. L’expérience cinématographique l’ayant séduit, il décide, après son service militaire, de tourner un court métrage Nogent, eldorado du dimanche (1929), en parallèle avec son travail de critique dans les revues Hebdo-Film, Cinémonde et Film-Sonore. Assistant, il enchaîne des tournages avec René Clair et Jacques Feyder, qui devient son mentor. En 1936, il réalise son premier film, Jenny, et rencontre Jacques Prévert. Leur première collaboration, en 1937, pour Drôle de drame, est remarquable. En 1938, Le quai des brumes (Lion d’Or de la mise en scène à la Mostra de Venise) est assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans, puis censuré sous l’Occupation. Avec Hôtel du Nord, la gouaille d’Arletty sert le verbe de Henri Jeanson. Pour Le Jour se lève, en 1939, le metteur en scène utilise le flash-back (on retrouve ce procédé dans Citizen Kane d’Orson Welles) et montre Arletty entièrement nue. La scène sous la douche sera bien évidemment censurée par le régime de Vichy. Les visiteurs du soir sort en 1942. Quant à son chef-d’œuvre Les Enfants du paradis, il est finalement projeté en salles que le 9 mars 1945, après la Libération de Paris. Il obtient un immense succès : 4,7 millions de spectateurs. Les portes de la nuit, un an plus tard, dernière collaboration avec le poète Jacques Prévert, n’a pas le même retentissement. Sans ce dialoguiste, les œuvres suivantes de Marcel Carné sont moins réussies. Même s’il faut souligner Thérèse Raquin en 1953 (Lion d’Argent à la Mostra de Venise pour sa réalisation) et une comédie de mœurs traitant de la bisexualité, Les tricheurs, en 1958. Marcel Carné, homosexuel assumé mais discret, meurt le 31 octobre 1996.

Contexte

22 Juin 1940, l’armistice signé, la France est découpée. Vichy redéfinit la production cinématographique. Deux censures se superposent, nazie et pétainiste. Cinéastes, acteurs et techniciens juifs sont interdits de travail. Début 1943, dans le Midi, Marcel Carné réunit son équipe. Jacques Prévert écrit le scénario et recrute Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Maria Casarès. La guerre bascule. Le tournage dure dix-huit mois, marqué par les rationnements, les bombardements et les coupures d’électricité. Le remarquable décorateur Alexandre Trauner et le musicien Joseph Kosma (sous le nom de Georges Mouqué), juifs, travaillent dans la clandestinité. Une tempête endommage le décor. À l’annonce du débarquement des Alliés en Sicile, la coproduction italienne se retire du projet. Un des acteurs principaux, Robert Le Vigan, pro-nazi, s’enfuit en Allemagne. Une fois l’épique tournage et le montage achevés, Arletty, héroïne du film, est absente le soir de la première, le 9 mars 1945. Elle a été arrêtée pour avoir eu une liaison avec un Allemand. Les Enfants du Paradis est un «acte de foi prodigieux, une cathédrale élevée à la gloire de l’art français à l’heure la plus terrible», fait valoir l’historien George Sadoul. Une théâtrale et vibrante histoire avant-gardiste, immortelle, qui ne cesse d’enflammer les spectateurs du monde entier, qui ne veulent qu’aimer.

Désir de voir

lesenfantsduparadisEn 1995, à l’occasion du centenaire du cinéma, Les enfants du paradis est élu meilleur film de tous les temps par les critiques français. Marcel Carné y rend un vibrant hommage au théâtre – le récit s’ouvre à chaque fois sur un rideau baissé et les fameux trois coups -, et aux arts de la rue. Personnage central et femme libre, Garance catalyse autour d’elle quatre amours : celui de Baptiste (remarquable Jean-Louis Barrault, silencieux, puis impossible), de Frederick Lemaitre (Pierre Brasseur, dans le rôle de l’acteur de théâtre grand séducteur), de Pierre-François Lacenaire (Marcel Herrand, poète dandy, homosexuel et assassin) et du Comte de Montray (Louis Salou, représentant l’amour vénal). Cette liberté, c’est le cœur de la France qui bat malgré l’Occupation et transgresse les normes. Jacques Prévert, qui a inventé cette héroïne féministe, cisèle des dialogues d’un romantisme éperdu. Les mots sont transcendés par la sensationnelle mise en scène qui enveloppe le réalisme poétique du récit dans un écrin flambloyant. Le long métrage se veut historique : la plupart des personnages ont existé. La reconstitution de l’époque est minutieuse. Elle évoque la Monarchie de Juillet. Des décors grandioses construits dans les Studios de la Victorine (Nice) recréent de manière remarquable le Boulevard du Crime. Long de cent cinquante mètres, il se compose de plus de cinquante façades dont  la  hauteur  varie  entre  douze et dix-huit mètres et a nécessité trois mois de labeur. Il accueille jusqu’à deux milles figurants, et magnifie les représentations du pantomime, influencées par Charlie Chaplin et Buster Keaton. Il vibre avec les enfants massés anarchiquement en haut du théâtre, au paradis. Découpé en deux périodes (Première époque : Boulevard du crime, Deuxième époque : L’homme blanc) articulées sur une structure dramaturgique enrichie de différentes intrigues, ce joyau cinématographique est un admirable acte de résistance. «En contestant l’autorité de la famille, la persécution des déviances sexuelles et l’obligation pour une femme de dépendre d’un homme, Les Enfants du Paradis s’attaque aux fondements mêmes de l’ordre social de Vichy,» écrira l’universitaire Edward Turk. Classé au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, vénéré par Martin Scorsese, Roman Polanski ou Jean-Jacques Beineix, ce mythe ne cesse de faire tourbillonner les âmes. François Truffaut, tout d’abord farouche détracteur, finira par succomber : «J’ai réalisé vingt-trois films, je les donnerais tous pour avoir fait Les Enfants du Paradis». Dans cent ans, cette inextinguible flamme de vie nous emmènera toujours au paradis, car nous en sommes tous enfants.

Sébastien Boully

LES ENFANTS DU PARADIS
Film français réalisé par Marcel Carné
Avec Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur…
Genre : Drame
Durée : 3h02
À voir en VOD sur : La Cinetek, Univers Ciné, Filmo TV, MYTF1 VOD…