Jean-Patrick Manchette, la noblesse du vulgaire. Au-delà du polar, au-delà du genre, 200 lettres de Jean-Patrick Manchette pour nous accompagner au coeur du travail et de la réflexion d’un écrivain français majeur du 20e siècle.
Je lis peu de correspondance, en général, d’écrivains ou d’artistes, en particulier. Non pas que cela ne m’intéresse pas. Au contraire. Je suis rarement déçu quand je fais des exceptions. C’est le cas aussi avec ces 200 Lettres du mauvais temps écrites par Jean-Patrick Manchette entre 1977 et 1995. Cela tient en partie à la manière dont les lettres sont sélectionnées. Ici, c’est Jeanne Guyon, Nicolas Le Flahec, Gilles Magniont et Doug Headline – le fils de Manchette – qui s’y sont collés, et le résultat est fantastique. Cela peut tenir aussi à la préface – celle de Richard Morgiève est belle et indispensable. Cela tient nécessairement à la qualité de l’écrivain qui correspond. Évidemment. Et comment être déçu par Manchette ? Franchement. Allez-y. Sans retenue aucune. N’hésitez pas. Le livre est un peu cher, mais vous le relirez. D’ailleurs lisez Manchette, si ce n’est pas déjà fait. Ses romans, ses BDs, ses chroniques et même son journal. Rien ne vous décevra. Tout est bon. Suivez ses conseils littéraires et cinématographiques aussi … Lire Manchette a toujours provoqué chez moi cette excitation fébrile qui va avec l’excès de café – sans le mal à l’estomac mais avec la légèreté de l’âme en plus. Sa correspondance m’a fait le même effet.
Manchette était très cultivé, cette correspondance le prouve généreusement
Mais, et c’est ce qui explique que je lise peu de correspondance, une lettre n’est qu’une lettre – un ensemble de lettres, un ensemble de lettres. Ni moins, ni plus. Elle ne peut s’apprécier que dans le contexte dans lequel elle est écrite – destinataire et période, moment de la vie ou de l’histoire. Vérité d’un jour … Et on a vite fait de généraliser, transformer en trait de caractère ferme et établi, en opinion tranchée ce qui n’est que l’opinion du moment, un point de vue, une perspective qui changera quand les conditions changeront. Ces lettres de Jean-Patrick Manchette n’échappent pas à la règle. Il faut le garder à l’esprit. J’ai essayé de le garder à l’esprit, pour retenir quelques éléments qui semblent invariants … sans souci d’exhaustivité.
Le style d’abord – quoique… même dans ce cas, le lecteur attentif notera une évolution, un changement de ton comme il notera aussi le maintien d’une qualité de l’expression et d’une méticulosité étonnantes. Manchette était obsédé par la langue. Il le répète plusieurs fois. Il insiste, s’en veut quelque fois d’être aussi obsédé mais c’est absolument réjouissant, exaltant. Ces Lettres du Mauvais Temps sont aussi de la littérature. Manchette savait écrire. Il y mettait son âme. Il n’a peut-être pas transpiré – il parle de “la célèbre dialectique inspiration-transpiration” (JPM à Jacques Faule, 11 Août 1980) pour expliquer comment il écrit – autant sur ces lettres que sur ses romans. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la richesse des mots, la structure des phrases, la multiplicité des références – Manchette était très cultivé ; cette correspondance le prouve généreusement.
Les convictions politiques, ensuite, même si elles sont exprimés différemment selon les personnes à qui Manchette s’adresse. Manchette avait une profonde conscience politique et cela influençait beaucoup. En 1994, il écrit à une classe de lycée professionnel qui l’interrogeait : « j’ai toujours été proche de la politique (…) C’est un élément majeur dans mon impression du monde, et qui détermine ce que j’essaie de communiquer.” (JPM à Madame Cavenelle, TB1, le 1er décembre 1994). Cela n’a guère changé par rapport à ce qu’il pouvait dire en 1981, quand il se qualifie de “flippé marxisant” qui s‘“intéresse avant tout à la place historique des auteurs et des textes” (JPM Jean-Louis Auger, 28 Août 1981) ou “le style est son temps. La définition du style noir est à la fois une question de formes”. Il n’abordait les polars – la littérature en général – ou le cinéma uniquement pour le plaisir de l’intrigue ou la structure du roman. Il écrivait et lisait et regardait avec un point de vue politique. Pour Manchette, le polar – comme toute création d’ailleurs – était le produit d’une époque, d’une structure de production, la tentative de rendre compte des rapports de force et de pouvoir dans une société. C’est précisément ce qui le conduit à critiquer – il a la dent dure, très dure mais avec style et classe – la production contemporaine en matière de littérature policière. Il a la dent encore dure contre tout ce qui n’est pas littérature de genre – “j’évite par principe tout ce qui se publie de romans actuels, à moins qu’ils n’appartiennent à des genres vulgaires (policier, science-fiction, etc.” (JPM à Nicole Avril, le 30 Avril 1979). La majorité de ses pairs écrivains n’a pas compris cette dimension de la création artistique, littéraire ; par voie de conséquence, pas compris non plus que ce qu’ils écrivent est totalement déplacé dans le contexte dans lequel ils l’écrivent.
Manchette envisage un temps de se réfugier dans le le porno
C’est cette conscience qui avait conduit Manchette a devenir un auteur de polars – terme qu’il utilisait le plus souvent pour qualifier son travail. Il avait le choix de contribuer à un genre “mineur”, le mot est de lui. Comment écrire, encore, de la littérature quand tout a été écrit ? Et, qui plus est, quand tout a été écrit au moment il fallait que ce soit écrit ? Il ne restait plus qu’à prendre du recul par rapport à la littérature, par rapport à la société. Se réfugier là où la création n’était pas encore devenue de l’art. N’était pas encore devenue une marchandise. Il ne restait guère que le polar. Et encore. Manchette envisage même de se réfugier dans des genres encore plus mineurs comme le porno au fur et à mesure qu’il voit la littérature policière se cultiver et s’intellectualiser, se gentrifier comme on dirait aujourd’hui – “puisque les genres mineurs (bande dessinée, polar) sont investis par la critique et les intellectuels, il convient de battre en retraite dans des territoires encore plus anti-artistiques.” (JPM à Boris Lamot, 20 Janvier 1980). Avec le succès, les histoires de flics et de voyous, de terroristes, les histoires de meurtres et de trafics en tout genre étaient devenus des biens, des marchandises culturelles. Manchette détestait la culture marchandise, évidemment. Ces marchandises étaient donc produites et cautionnées par le système. Les territoires qui étaient aux marges de la littérature étaient récupérés par le système. Colonisées par les défenseurs de “la loi et l’ordre”. Adieu, la critique du capitalisme – y compris du capitalisme d’État. Adieu ce qui faisait, pour Manchette, la légitimité et la raison d’être du polar hard-boiled dont il se revendiquait l’héritier. Pas grand-chose à garder, à l’exception de quelques auteurs fondamentaux. Il en reste quelques uns comme Donald Westlake ou James Ellroy, aux États-Unis, ou Robin Cook – en Angleterre. En France, peu. Pierre Siniac – son ami – A.D.G. – qu’il respectait littérairement mais dont il détestait évidemment les opinions politiques – et… lui. Certes, Manchette trouvait des polars intéressants ici ou là. Il ne rejetait pas tout en bloc. C’était un lecteur curieux, précis, exigeant. Cela ne l’empêchait pas de penser que le neo-polar en France à l’époque où il écrivait se ramenait à quelques noms. Dont le sien.
Manchette n’accumule pas. L’argent lui permet d’acheter des bouquins cartonnés à 200 balles
C’est que Manchette avait fini – après les périodes de vaches maigres à manger des patates cuites à l’eau et emmental français ou le bouillon Kub – par être reconnu. Ses livres se vendent. Les propositions de chroniques se multiplient. Il est invité dans des festivals. Il est invité à écrire dans des ouvrages collectifs ou des numéros spéciaux. Il est invité à devenir le représentant français de l’AINEP (Asociación Internacional de Escritores Policíacos). Là aussi, il y a une constante. Manchette refuse beaucoup – et quand il accepte c’est avec réticences. D’abord à cause de l’agoraphobie qui le frappe un temps – de 1980 à 1987 – et dont il ne se sort qu’avec réflexion et méthode, selon ses mots. Ensuite parce qu’il ne veut pas cautionner ce système qui le couronne malgré tout. Un système dans lequel il ne se sent pas à l’aise : sa participation à Apostrophe est ratée, en partie à cause de lui et en partie à cause de Bernard Pivot qui a mal préparé son émission. Mais un système dans lequel il n’est pas mécontent d’être – quand il est enfin reconnu comme “le père du néo-polar”, ce qu’il trouve exagéré, il “enrage car apparemment [il] n’arrive pas à provoquer le moindre intérêt dans les pays anglophones.” (JPM à Donald Westlake, 11 Décembre 1984). Les préoccupations matérielles – financières, plus précisément – sont une constante dans ces lettres. Ces considérations sont “sordides (???)”, écrit-il à Siniac le 21 Décembre 1977 et répète-t-il le 25 Juillet 1979, “mais je suppose que tu manges comme moi” (JPM à Siniac le 21 Décembre 1977). Il n’aime pas la réussite pour elle-même, de toute évidence. Elle n’est qu’un moyen de pouvoir faire ce qu’il veut – prendre le temps, le temps d’écrire des romans, traduire, échapper à l’alimentaire. Manchette n’accumule pas. L’argent lui permet d’acheter des bouquins cartonnés à 200 balles. Et il en donne volontiers quand il pense que certains peuvent en avoir besoin. La réussite ne vaut pas pour elle-même. De fait, pas de forfanterie. Une certaine vanité. De la fierté. Mais la fierté d’avoir bien fait son travail. Sinon à quoi bon ? A quoi bon écrire pour redire ce que d’autres ont déjà dit ou peuvent dire aussi bien que lui – “Bien sûr que je peux écrire des choses pas plus cons que des tas de chroniqueurs. Ça ne suffit pas à me démontrer que ça vaut la peine d’être écrit.” (JPM à Pierre Siniac, 16 Septembre 1977)
Mais Manchette était-il un auteur de polars ? Comme dit plus haut, il utilise le terme. C’est aussi de cette façon dont on se souvient de lui. Mais Manchette dit aussi qu’il est un auteur de “roman noir”, de “thrillers”, de “littérature policière”. Cela traduit-il une évolution dans sa perception de son travail ? Ou considérait-il ces termes comme synonymes ? On sait aussi qu’il a cessé d’écrire des romans à partir de 1980, son dernier publié étant La Position du Tireur Couché. N’était-il plus un auteur de polars à partir de ce moment ? Était-il plus qu’un auteur de polars ? Probablement… Pour ceux qui ne le sauraient pas encore – j’en doute fort, vu sa popularité – rappelons que Manchette au aussi écrit des scénarios de BD – pour Tardi, notamment – et de films – pour Chabrol mais aussi pour Max Pecas et pour la télé, dont un certain nombre n’ont pas été tournés. Il a beaucoup traduit également – dont The Watchmen en 1987 – et la traduction pour lui n’était pas un passe-temps alimentaire – “J’adore traduire, sincèrement. Comme tu le sais, ce serait mon seul métier si on pouvait en vivre convenablement”, écrit-il à Robin Cook alors qu’il termine la traduction d’une nouvelle qu’il veut vendre à Playboy France (lettre du 27 Août 1987) ; il est moins affirmatif dans d’autres lettres. Il a aussi été chroniqueur – Charlie Hebdo, Polar, Métal Hurlant ; parce qu’il a été rédacteur en chef – BD, par exemple – et directeur de collection – Futurama. Et puis, en plus être un écrivain de genre, Manchette était un théoricien voire “intellectuelle” – “mon approche du roman noir [peut] être qualifiée d’assez intellectuelle” (JPM à Claude Mesplède, 30 Mai 1987). Finalement, c’est peut-être ce qui domine … un “écriveron” – le terme est de lui – intellectuel et politiquement engagé avec une vraie vision sur la littérature. Un auteur de polars, peut-être mais à condition de se souvenir du reste. C’est ce qui fait la qualité et l’importance de ces lettres, et l’importance de Jean-Patrick Manchette. “Moralité, en fait de commentaire critique et littéraire : merci.”
Alain Marciano