Adrian Crowley laisse entrer la lumière sur « The Watchful Eye Of The Stars »

L’irlandais Adrian Crowley continue de croiser au large des étranges méridiens, la ligne de l’horizon perdant ses points d’ancrage sur un disque onirique, nocturne et tortueux, un peu comme si Leonard Cohen avait un peu trop goûté aux embruns salés. The Watchful Eye Of The Star constitue un nouveau chapitre passionnant d’une œuvre déjà essentielle.

Crédit photo : Conor Horgan

Essayez de vous remémorer le dernier disque qui vous a passionné ? N’avez-vous jamais remarqué que souvent ces albums-là sont ceux pour lesquels vous n’avez rien ressenti, peut-être un soupçon d’ennui, un je ne sais quoi qui a à voir avec la monotonie. Mais petit à petit, à force d’une endurance que vous ne vous expliquez pas, les chansons ont fait leur chemin et subrepticement, elles se sont infiltrées en vous. C’est parfois ces rencontres nées de l’ennui qui s’avèreront avec le temps les rencontres essentielles. Car ces disques-là ne cherchent pas à charmer, aucun effet de manche. Ces chansons ont la prétention somme toute modeste de se suffire à elles-mêmes.

C’est peut-être à cette posture que l’on peut comprendre la discrétion qui entoure la carrière de l’irlandais Adrian Crowley. Chez lui pas de velléité de Don Juan mélomane, pas d’envie de vous distraire pour cacher comme un musicien malhonnête les faiblesses d’une mélodie. Car Adrian Crowley a l’intelligence de croire en la suffisance de ses chansons. Lui qui, à chaque étape de sa discographie signe quelque part toujours le même disque sans jamais se répéter. Les mêmes mélodies obscures portées par sa voix chantée ou parlée, le son de son chant comme une caverne par un vent du Nord. Certains l’ont trop vite qualifié de double d’un Bill Callahan. Certes comme l’américain, Crowley est plus un interprète qu’un simple chanteur. Par interprète, il faut comprendre cette capacité qu’a l’irlandais dans de petites inflexions de sa voix à traduire l’indicible, à dresser des paysages mentaux ou granitiques. Tout au long de The Watchful Eye Of The Stars, Adrian Crowley parle de l’élément liquide, la larme comme l’océan dans des lignes mouvantes portées par la production à la fois inventive et libertaire de John Parish. Bien que très différent dans son approche, on pourrait tirer un cousinage entre ce disque et ce petit chef d’œuvre qu’est The Sea (2002) des Tiger Lillies. Tout au long du disque, Adrian Crowley nous transporte dans une navigation à vue sans le soutien des GPS, des sextants et des amers. Pour seuls guides les étoiles vacillantes dans un ciel obscur à la noirceur sans fond.

Il faudra s’interroger sur cet oeil vigilant des étoiles qu’énonce le titre de l’album. Il faudra se rappeler que les étoiles sont bien souvent des astres morts qui nous projettent de notre passé leur lumière vitale, étrange paradoxe que cela ! La vie pourrait contenir la mort et la mort pourrait contenir la vie. La mémoire pourrait survivre dans notre passé comme notre passé survit dans notre mémoire. The Watchful Eye Of The Stars, comme tous les disques d’Adrian Crowley fait un travail de restauration mémorielle.

Lui qui pense que l’art peut être un chemin de retour vers l’enfance et donc le passé semble de cjhansons en chansons nous ramener avec lui sur les chemins nocturnes à flanc de falaise qu’il traversait dans son adolescence. C’est peut-être pour cela aussi que The Watchtful Eyes Of The Stars est un disque granitique, il dessine un territoire occupé par des oiseaux marins, une vertige à chaque pas, le goût du sel qui vient irriter la peau, la petite bruine qui irrigue la chair. On sait depuis longtemps que l’irlandais Adrian Crowley est un grand conteur. The Watchful Eye Of The Stars ne vient pas contredire cette impression mais au contraire l’appuie encore un peu plus. On connaît aussi la capacité qu’a Adrian Crowley à dire beaucoup à partir d’un détail du quotidien. Il suffira pour cela de se rappeler The Wild Boar sur le sublime Some Blue Morning (2014). Ici, il évoque un corbeau blessé sur Crow Song comme la fuite d’un partenaire sombre, comme l’émergence d’une lumière dans une vie terne.

It was late October the next time I saw you
I was walking along the top of the fence
When I looked down and I saw the cluster of bones and black feathers
That lay among the rusty bracken
Solitary Crow with a cripple wing
And I looked to the sky

Adrian Crowley – Extrait de Crow Song

Si vous n’avez jamais bien cerné l’intérêt d’un producteur dans l’élaboration d’un disque, écoutez The Wtachful Eye Of The Stars et vous comprendrez ce que peut apporter quelqu’un comme John Parish quand il s’empare de telles chansons. Bien sûr, il faudra remarquer  la contribution essentielle du Crash Ensemble, collectif de Dublin spécialisé dans la Musique Contemporaine sauf qu’avec la production toute minimale de Parish, le son de l’ensemble sonne plus comme un orchestre de chambre baroque qui rencontrerait des musiciens de Jazz Free dans un vieux club enfumé Trip Hop. Parish pratique ici une politique de la suggestion plus que de l’affirmation permettant à chaque mot mûrement pesé de Crowley de donner tout leur sens et leurs sonorités sensuelles.

Chaque disque d’Adrian Crowley est comme un voyage intime, commençant ici comme un manifeste, comme l’affirmation d’une identité à travers le virevoltant Northbound Stowaway. Les mouvements horizontaux des violons, les voix verticales de Nadine Khouri et Katell Keineg, tout cela contribue d’une impression limpide, celle d’un océan en colère, d’une vague à la fois monotone et puissante.  « Je suis un gars du Nord » nous lance Adrian Crowley mais de quel nord s’agit-il ? Le nord d’un monde inconnu peut-être, peut-être oui car tout est question de peut-être chez l’irlandais. Ne venez pas ici chercher de réponses mais toujours plus de questions.

Comme son ami Michel Cloup, Adrian Crowley écrit des mots blancs laissant le loisir à celui qui les lit d’y mettre un peu de sa propre histoire. Au même titre que l’on suit l’ancien Diabologum le long de ces champs ensoleillés de fin d’été dans Une Adresse En Italie, on suivra encore longtemps Adrian Crowley le long de ces chemins escarpés. Il sera bien difficile de ne pas être bouleversé par la voix en falsetto sur I Still See You Among Strangers et ses effluves comme échappées du premier Velvet Underground. Il faudra aussi se rendre compte combien The Watchful Eye Of The Stars est un disque onirique au minimalisme de façade. Prenez Underwater Song et ses arrangements multiples, ses brisures et autres ruptures comme un cauchemar de noyade ou d’asphyxie. Prenez The Colours Of The Night et son invitation à ne plus savoir qui l’on est ni où l’on est. Prenez encore Ships On The Water et ces navires comme des cercueils qui dérivent à la surface de l’océan.

Epaulé par le décidemment indispensable John ParishAdrian Crowley nous propose son disque le plus onirique, le plus ouvert aussi peut-être. Il faut dire qu’après le sombrissime mais superbe Dark Eyed Messenger (2017), il ne pouvait qu’ouvrir les fenêtres dans sa musique et laisser un peu d’air frais se diffuser. A l’image d’un Matt Elliott qui n’a jamais fait plus sombre qu’avec The Broken Man (dont on annonce une réédition augmentée chez les amis d’Ici D’ailleurs),

Adrian Crowley poursuit un travail autour de la mélancolie, de la recherche de racines mais en y incorporant un soupçon de légèreté bienvenue. Un grand disque comme une longue traversée à l’intérieur de nos mers intérieurs.

Greg Bod

Adrian Crowley – The Watchful Eye Of The Stars
Label : Chemikal Underground
Sortie le 30 avril 2021